Les 50 chefs qui font Paris #27 : rencontre avec Jean-François Piège
Si Jean-François Piège s’est fait connaître du grand public en devenant un juré emblématique de Top Chef en 2010, le chef est une sommité de la scène gastronomique française depuis plus de quinze ans désormais. Après avoir œuvré dans le giron d’Alain Ducasse au Louis XV puis au Plaza Athénée, le chef natif de Valence s’est rapidement fait un nom au Crillon, où il aura pendant cinq années la responsabilité du restaurant Les Ambassadeurs, avant de faire de Thoumieux l’une des destinations gastronomiques les plus excitantes de la Rive Gauche.
Aujourd’hui, et depuis près de deux ans, Jean-François Piège met son énergie, son talent, son inventivité au service du projet de toute une vie, son Grand Restaurant, voisin de l’Élysée dans le 8ème arrondissement parisien. S’il n’est pas à l’aise avec le terme d’aboutissement, le chef doublement étoilé confie, à travers ce restaurant ambitieux « assouvir un rêve de gamin », celui d’être totalement libre chez lui, dans sa propre « auberge », bénéficiant d’une indépendance totale, une liberté d'expression qu’il n’avait encore jamais pu obtenir dans sa carrière. Rompu à l'exercice médiatique, d'une extrême rigueur sur la sémantique utilisée pendant l'entretien, le chef est décidé à partager sa vision de la cuisine, celle, bien sûr, qu’il déploie dans son vaisseau amiral de la rue d’Aguesseau. Et ce sans laisser place à l'interprétation ou à la distortion. Cela donne lieu à un entretien passionant et particulièrement éclairant sur ce qui guide les pas de ce cuisinier à la détermination sans faille.
LES DÉBUTS DE JEAN-FRANÇOIS PIÈGE
YONDER: Bonjour Jean-François Piège. Pouvez-nous en dire plus sur vos débuts en cuisine ?
JEAN-FRANÇOIS PIÈGE : À l’origine, je voulais être jardinier. Puis, j’ai compris que ce qui était intéressant dans l’approche du produit, ce n’était pas de le faire pousser mais de le cuisiner. La transformation de l’ingrédient est ce qui m’amène à la cuisine.
Vous êtes originaire de Valence, une ville de grands chefs, notamment Jacques Pic. Est-ce que vous aviez à l’époque des héros dans cet univers ?
Jacques Pic était mon héros. Je n’ai jamais rêvé d’être chef. J’ai rêvé de savoir faire ce que faisaient ces grands chefs. Je ne voulais pas devenir Jacques Pic. En revanche, je voulais savoir faire sa tresse de loup au caviar. C’est le savoir-faire qui m’intéressait à l’époque, pas la personnalité ou la carrière.
Le cheminement de votre carrière vous amène à rencontrer Bruno Cirino, une figure emblématique de la gastronomie du sud de la France.
Je considère Bruno Cirino comme mon mentor culinaire. C’est lui qui m’a expliqué que que le savoir est fondamental en cuisine. J’avais déjà une passion pour les livres, mais il m'a fait prendre conscience de l’importance du savoir et de la maîtrise du feu en cuisine. C’est une vision supplémentaire de celle que j’avais auparavant.
LE PARCOURS : LA RENCONTRE AVEC DUCASSE, LE PLAZA ATHÉNÉE, LE RETOUR AU CRILLON…
Il vous envoie ensuite au Crillon ?
Bruno Cirino me dit que s’il y a un palace à faire, c’est le Crillon avec Christian Constant, en décelant qu’un jour, je serais peut-être chef de palace. À l’époque, je n’avais pas de plan de carrière. Je pars au Crillon où je reste deux ans, je fais mon service militaire à l’Élysée et je rejoins ensuite Alain Ducasse à Monaco, toujours sur sa recommandation.
Comment se passe votre expérience chez Alain Ducasse ?
Après trois ans au Louis XV, en 1995, je dis à Alain Ducasse que j’ai peut-être envie d’avoir une auberge, quelque chose à moi. « J’ai peut-être quelque chose pour toi, une auberge qui se profile. Laisse passer un peu de temps, fais mois confiance » me répond-il. L’auberge en question était le restaurant parisien de Joël Robuchon avenue Raymond-Poincaré qu'il reprend en 1996. Il m’emmène avec lui dans ses bagages. Je deviendrai alors le chef du restaurant jusqu’en 2000, date à laquelle il décide de déménager son restaurant parisien au Plaza Athénée. Je le suis alors au Plaza.
Puis vous retournez au Crillon, votre premier palace.
Je fais ma vie au Crillon jusqu’en 2009. Et je fais alors à 39 ans ce que je pensais faire à 25 ans avec Thoumieux, en commençant une aventure entrepreneuriale en association. Puis, je m’aperçois que ce qui m’importe est d’être pleinement chez moi car on n’est jamais à moitié libre dans la vie. En 2015, je transforme ce rêve d’auberge avec Le Grand Restaurant, rue d’Aguesseau à Paris, dans la suite logique de Clover, le premier restaurant ouvert avec mon épouse en 2014 à Saint-Germain-des-Prés.
L’OUVERTURE DU GRAND RESTAURANT
Que signifie pour vous l’ouverture du Grand Restaurant en 2015 ?
J’assouvis un rêve de gamin. Quand je suis arrivé à Paris pour la première fois, j’ignorais que j’y passerai la plus grande partie de ma vie. J’avais plutôt un rêve de Province, d’auberge. Les opportunités de la vie m’ont amené à rester à Paris et à concrétiser mon rêve ici.
L’envie d’avoir votre propre restaurant est quelque chose qui vous tenait spécialement à cœur ?
Pour la simple raison que c’est un autre regard que la cuisine de palace. Elle n’est pas meilleure, ni moins bonne mais c’est une autre expression, avec une clientèle différente, qui n’a pas les mêmes attentes.
Cela marque une évolution de la gastronomie ?
Après-guerre, les grands restaurants, comme Lasserre, Maxim’s, La Tour d’Argent, étaient tenus par les maîtres d’hôtel. Depuis des années, les chefs ont pris le pouvoir. Et il y a maintenant d’autres variables qui rentrent en ligne de compte : carte ou menu unique, le cadre d’un grand restaurant (l’accueil, le confort, la bienveillance) ou celui d’un environnement avec un peu moins de confort ?
Pourquoi ce nom, Le Grand Restaurant, qui a pu être mal interprété par le monde de la gastronomie ?
En nous installant dans ce lieu qui est une ancienne pizzeria, on partait d’une page blanche, y compris sur le nom du restaurant. On évoque l’idée de l’appeler tout simplement Jean-François Piège. Mon épouse, Elodie, me suggère alors « Le Grand Restaurant ». Et il y a alors un déclic. Ceux qui ne m’aiment pas ne m’aimeront toujours pas. Ceux qui doivent comprendre comprendront.
Il y a un peu de provoc’ dans cette démarche ?
Pas du tout. Il s’agit simplement d’assumer. La provoc’ aurait été de l’appeler « Le plus Grand Restaurant » [Rires]. Le Grand Restaurant définit exactement ce que j’avais envie de faire dedans, l’endroit que cela incarnait. Et ceux qui connaissent le film [Le Grand Restaurant est une comédie sur l’univers de la restauration, avec Louis de Funès et Bernard Blier, sortie en 1966, NDLR] savent qu’il y a un clin d’œil, qu’il y aussi de l’humour dans cette approche, qu’on ne se prend pas totalement au sérieux. Cela permet également de faire une distinction très claire avec Clover - qui regroupe nos autres activités - et évite les ambiguïtés et la confusion que j’ai pu vivre au Crillon ou chez Thoumieux.
Quelles sont les particularités du Grand Restaurant ?
Au-delà des éléments qui relèvent du décor, on entre par la cuisine ! Le restaurant est monté à l’envers ce qui permet à l’équipe en cuisine de voir arriver les clients. Le bonjour, quand on rentre, c’est celui des cuisiniers. Le premier regard, c’est celui des cuisiniers. C’est important car habituellement, les cuisiniers ne voient pas à qui ils font à manger.
Le confort est également une notion très importante dans l’expérience que vous souhaitez proposer au Grand Restaurant.
Certes, il n’y a ni plafonds moulés, ni dorures, mais l’environnement est celui d’un grand restaurant, sans transiger sur quoi que ce soit. Ce qui est extrêmement rare pour un restaurant de chef. Quel chef à Paris a ouvert un grand restaurant gastronomique ces vingt dernières années, de manière totalement indépendante ?
LA CUISINE DE JEAN-FRANÇOIS PIÈGE AU GRAND RESTAURANT
Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur votre cuisine au Grand Restaurant ?
Les cuisines que j’ai faites auparavant, au Crillon avec Christian Constant, au Plaza Athénée avec Alain Ducasse, chez Thoumieux dans un lieu qui ressemblait à un appartement, étaient toutes liées à un environnement et un moment précis.
La cuisine que je fais maintenant est intimement liée au Grand Restaurant, où je suis chez moi et où je n’ai aucune contrainte, à part de faire en sorte que ça marche. Une rapide phase d’introspection m’a permis de me dire que je suis Français, que ma culture culinaire est française et que je suis en France. Mon idée est donc d’incarner cela, non pas en étant le gardien du temple, ce que je ne saurais pas faire, mais avec ma propre vision, ancrée dans l'époque.
Comment cela se traduit sur l’identité de votre cuisine ?
L’identité de ma cuisine est la cuisson. J’ai vu toute ma vie des plats mijoter sur le coin du feu, ce qui constitue une base de ma réflexion. Mais pas dans l’idée de refaire les mijotés d’avant. Il n’y a ni nostalgie, ni envie de se comparer dans ma démarche. Non, il faut le faire aujourd’hui. D’où cette idée de « mijotés modernes ». C’est l’identité de ma cuisine. On cuit des légumes dans du riz pendant 14 minutes. On cuit un ris de veau sur des coques de noix. On cuit un homard sur des carapaces, feuilles de cassis, extraction des baies, poivre sauvage, pour donner quelques exemples.
Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce concept de « mijotés modernes » ?
Le mijoté était un triangle en fer placé au coin du feu, sur lequel on laissait cuire un long moment. J’ai remplacé le triangle par des éléments qui apportent une situation gustative et transmettent un goût (grilloté, toasté…), sans que rien ne brûle ou quoi que ce soit ne soit consumé. Cette idée peut prendre des formes multiples, il n’est pas nécessaire d’avoir quelque chose sous le produit que l’on cuit.
INSPIRATIONS & INFLUENCES
Au-delà des chefs avec lesquels vous avez travaillé, y a-t-il des personnalités en cuisines qui ont été une source d’inspiration pour vous ?
S’inspirer des autres, quand on a envie d’avoir sa propre cuisine, n’est pas possible. Ce qui est important, en revanche, est d’avoir une connaissance profonde de l’univers de la cuisine, notamment grâce aux livres, pour développer une singularité totale. Je n’ai pas révolutionné le monde avec les Mijotés Modernes mais personne ne l’avait fait avant. Il y a de la culture à apprendre des autres, mais pas de l’inspiration.
Et en tant que client de restaurants, avez-vous été marqué par des repas en particulier ?
Par l’expérience, oui, évidemment. Le tout premier de ma vie a été chez Jacques Pic. Puis il y a mes premier repas chez Joël Robuchon et Alain Ducasse… Plus récemment, Alexandre Couillon (La Marine) à Noirmoutier, Daniel Humm (Eleven Madison) Park à New York… on ne va pas tous les citer mais ce sont des chefs qui ont certaine singularité et racontent quelque chose d'unique. Ou chez David Toutain à Paris. On a fêté nos deux étoiles chez lui, on a passé un moment extraordinaire.
À l’inverse, quels sont les restaurants où vous n’êtes jamais allé mais que vous aimeriez tester ?
Alinea à Chicago… Il y en a beaucoup !
AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Après 21 mois d’existence, quel regard portez-vous sur l’évolution du Grand Restaurant ?
Le restaurant sera totalement terminé le jour où on le vendra. En attendant, chaque jour, chaque semaine, on essaie d’améliorer des petits détails pour faire d’un repas ici une expérience unique.
Vous avez également ouvert Clover Grill en fin d'année dernière. Avez-vous la volonté de travailler sur d’autres ouvertures de restaurants à l’avenir.
Notre but est d’obtenir trois étoiles au Grand Restaurant, c’est notre principal objectif pour le moment. Pour revenir sur Clover Grill, c’est venu d’une opportunité, celle d’avoir un local avec deux extractions qui était une nécessité pour travailler sur la cuisson à la braise, un domaine sur lequel j’avais envie de dire des choses. On essaie d’y faire vivre une expérience différente de celle du Grand Restaurant, mais avec un niveau d’exigence, relatif à la catégorie du lieu, très élevé.
Pouvez-vous nous en dire plus sur Clover Grill ?
Contrairement au Grand Restaurant que l’on incarne avec Elodie, on n’incarne pas Clover Grill. En revanche, avec mon épouse, on les pilote, on les dirige sans être sur place. Cuire n’est peut-être pas spectaculaire mais la maîtrise de la braise n’est pas quelque chose d’évident, cela représente beaucoup de travail en amont pour obtenir le résultat souhaité.
Le mot de la fin ?
On a beaucoup parlé des restaurants physiques sans évoquer l’aventure humaine, les équipes qui œuvrent en coulisses. Un restaurant, ce n’est pas que la cuisine. Ce sont aussi des personnes qui travaillent dans les bureaux, pour prendre les réservations… Par exemple, je suis venu avec mon chef plongeur et je suis très content de l’avoir. Et c’est toute l’équipe, qui est au service du client, pour lui faire passer un bon moment dans notre établissement. La satisfaction du client, le plaisir qu'on lui procure, sont des notions fondamentales.