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David Ukaleq, Le vendredi 12 juillet 2019
Un autre regard

Les Îles Féroé, joyau de l'Atlantique Nord, entre nature et culture

À l’occasion de l’ouverture d’une liaison directe entre Paris et les Îles Féroé, notre auteur pose son regard sur cet archipel de l’Atlantique Nord dans un reportage exceptionnel. De ses paysages spectaculaires à ses tables avant-gardistes, de ses fermes de moutons à ses galeries d’art, découvrez les Féroé, territoire aussi hospitalier qu'égalitaire.
  • Les moutons d'Óli Rubeksen à Syðradalur.
    Les moutons d'Óli Rubeksen à Syðradalur.
  • Vue en direction de Sundi lors de l'ascension du Slættaratindur. A droite de l'image le Eiðisvatn (lac d'Eiði).
    Vue en direction de Sundi lors de l'ascension du Slættaratindur. A droite de l'image le Eiðisvatn (lac d'Eiði).
  • Vue aérienne de la vallée de Vesturdalur à Eyturoy.
    Vue aérienne de la vallée de Vesturdalur à Eyturoy.
  • Paysage à proximité de l'hôtel Føroyar.
    Paysage à proximité de l'hôtel Føroyar.
  • Les bâtiments de Mjørkadalur servaient autrefois de caserne et sont aujourd'hui utilisés comme unique prison des îles.
    Les bâtiments de Mjørkadalur servaient autrefois de caserne et sont aujourd'hui utilisés comme unique prison des îles.
  • L'île de Koltur émerge d'une mer de nuages.
    L'île de Koltur émerge d'une mer de nuages.
  • Brouillard au bord de la route.
    Brouillard au bord de la route.
Comment concilier un réel sens de l'hospitalité, qui date d'un temps où les visiteurs étaient rares, avec le boom du tourisme actuel ?

Crédit images : toutes photos © YONDER.fr / DB

Les Îles Féroé, désormais à moins de 3h de Paris

La nouvelle ligne reliant Paris-CDG à l'aéroport international de Vágar (FAE), le seul des îles Féroé, n'étant pas encore ouverte lors de ma visite mi-mai, je me retrouve dans le classique Copenhague - Vágar. Il y a souvent plus de chances d'engager la conversation avec son voisin quand on vole vers une « petite » destination que vers New York ou quelque autre capitale. Cela cela se vérifie une fois de plus : mon voisin me demande ce que je viens faire aux Féroé. Il est lui même Féroïen, mais vit au Danemark et revient fêter à Tórshavn les soixante ans de sa soeur. Je lui explique qu'Atlantic Airways a réuni des journalistes pour la prochaine ouverture d'une ligne directe vers Paris. « Il semble que le tourisme soit en assez nette hausse » dis-je. Ce qu'il confirme immédiatement, tout en faisant part de son scepticisme : les politiciens en veulent toujours plus, dit-il. Il s'empresse néanmoins d'ajouter que tous les visiteurs sont les bienvenus.

 «Que pensez-vous des baleines ? » me demande-t-il quelques minutes plus tard sans autre introduction. Une question qui aurait de quoi surprendre, si je n'en avais deviné le contexte. Celui de la controverse qui entoure le Grindadrápla fameuse chasse à la baleine, férocement défendue par les Féroïens comme partie intégrante de leur culture. Je préfère éviter ce terrain aussi glissant que les montagnes féroïennes ruisselant de pluie. La discussion se poursuit sur un autre sujet et mon affable voisin finit par me montrer sa maison sur une carte. « Si vous avez besoin de quoi que ce soit pendant votre séjour, n'hésitez pas ». 

Au-delà de l'anecdote, cela résume le dilemme auquel sont aujourd'hui confrontées les habitants des Féroé. Comment concilier un réel sens de l'hospitalité, qui date d'un temps où les visiteurs étaient rares, avec le boom du tourisme actuel, dont l'Islande voisine fournit un exemple ? Comment s'ouvrir à l'extérieur, en accueillant un nombre croissant de touristes et, dans une moindre mesure, d'expatriés sans changer le visage de l'île ? 

 

Klaksvík, une base pour explorer le nord des îles

En sortant de l'aéroport je récupère ma voiture sur un parking en face de l'aéroport. Le loueur n'a ni bureau ni personnel sur place, les clés de la voiture sont dans la boite à gants, et je n'ai qu'à me mettre au volant et démarrer. À l'évidence, il y a peu de criminalité ici. 

J'ai choisi d'aller passer mes deux premières nuits à Klaksvík. C'est la deuxième ville de l'archipel, mais elle reste très loin derrière la capitale en termes de fréquentation touristique. Même si on y trouve maintenant, en plus de l'hôtel, plusieurs appartements à louer. Celui que j'ai choisi appartient à Kinga et Ivan, un couple de Polonais qui ont élu domicile aux Féroé il y a six ans. Ils ont même pris un nom féroïen, Eysturland - c'est à dire « les terres de l'est » - en référence à leur pays d'origine. Kinga, elle aussi, m'explique que le nombre de visiteurs a augmenté de manière spectaculaire depuis leur installation.

Excellente base pour visiter le nord de l'archipel, Klaksvík est aussi une ville établie dans un site majestueux. Ce dont on ne prend pas forcément toute la mesure si on la traverse en voiture sans s'arrêter. Mais qu'on s'aventure dans la partie haute de la ville où est situé l'appartement de Kinga, à l'ouest de la baie qui sert de port et divise la ville en deux parties à peu près égales, et le panorama se révèle dans toute son ampleur. La ville est entourée de montagnes, celles qui se trouvent sur la même île, Borðoy, mais aussi celles de l'île voisine de Kunoy séparée par le fjord d'Haraldsund. Et c'est l'une des bonnes surprises de ce voyage : les sommets sont encore recouverts de la neige qui est tombée la semaine passée, phénomène très rare début mai, et qui a depuis fondu aux altitudes moins élevées.

  • Vue de Klaksvík à la tombée de la nuit.

 

Viðoy et le Villingadalsfjall, la deuxième falaise la plus haute d'Europe

Pour cette première journée j'entreprends d'aller sur l'île de Viðoy, la plus septentrionale de l'archipel, et qui contrairement à ses voisines Svínoy et Fugloy, est très facilement accessible puisque reliée par un pont à Borðoy. L'île est fameuse pour sa montagne, le Villingadalsfjall, au pied de laquelle se trouve la petite ville de Viðareiði. C'est la troisième plus haute des îles mais sa spécificité est que sa pointe nord, le Cap Enniberg, tombe à pic dans l'océan, en une falaise de 754m. En Europe, ce chiffre n'est surpassé que par les 860m de la falaise de Hornelen (Norvège). Un coup de téléphone à un guide local anéantit toutefois mes espoirs d'atteindre le sommet : il y a trop de neige en haut, m'explique-t-il, mais je peux toujours faire le début de la randonnée pour profiter de la vue sur Viðareiði.

Se rendre sur l'île de Viðoy

Pour se rendre à Viðoy il faut d'abord gagner la côte nord-est de Borðoy, ce qui se fait via un long tunnel, ou plutôt deux tunnels successifs. Étonnamment on ressort d'un premier pour rentrer dans un second une cinquantaine de mètres plus loin. L'explication de cette bizarrerie : entre les deux une petite route permet de descendre vers le village d'Árnafjørður (26 maisons), situé au fond de la baie d'Árnfjarðarvík qui sépare en deux toute la partie sud de l'île. Un endroit pour le moins austère, qui avant la construction des tunnels en 1967 n'était donc accessible que par la mer ou en franchissant la montagne à pied.

Détail quelque peu macabre, mais commun à un certain nombre de villages isolés des îles. Avant la consécration du cimetière le cercueil des défunts devait, s'il ne pouvait être transporté en bateau, être porté à pied jusqu'à Klaksvík. Líksteinur, littéralement la pierre des morts, située à peu près à mi-chemin entre la route principale et le village en contrebas, est l'endroit où traditionnellement ceux qui ne pouvaient accompagner le défunt jusqu'à Klaksvík lui faisait leurs adieux.

  • La route qui émerge du tunnel reliant la côte nord-est de Borðoy.

 

Après avoir traversé le pont pour Viðoy, on gagne Viðareiði soit par la route côtière à l'ouest de l'île, soit par un autre tunnel permettant de rejoindre la côte Est. Vers le haut de la ville se trouve un petit parking : deux ou trois voitures y sont déjà stationnées. Même au mois de mai, et dans un endroit éloigné - c'est relatif - de la capitale, il est difficile d'être le seul visiteur... La randonnée commence après avoir passé une barrière où l'on est prié de s'acquitter d'un paiement de 200 kr.. En effet, comme dans un certain nombre d'autres endroits aux Féroé, il faut passer sur des terrains privés et c'est le droit du propriétaire d'exiger en échange un paiement. Une pratique controversée, la loi sur laquelle elle s'appuie remonte en effet à une époque où le tourisme était inexistant. Elle n'a donc pas été écrite dans ce but. Mais les fermiers y voient évidemment une source de profits. 

Le guide contacté au téléphone avait raison. Avant même d'avoir atteint le niveau où se trouve la neige, la terre est rendue par endroits très glissante par l'eau de fonte. Je rebrousse rapidement chemin mais n'ai pas fait ces quelque 25 minutes de montée en vain : le panorama sur Viðareiði est splendide.
 

  • Vue panoramique de Viðareiði sur l’île de Viðoy, la plus septentrionale de l’archipel.

 

PRATIQUE

Viðoy et le Villingadalsfjall
Sur l'île de Viðoy à 97km de Tórshavn et 19km de Klaksvík.
Prévoir 200 kr. de droit de passage pour l'ascension du Villingadalsfjall.

 

Le Slættaratindur, la plus haute montagne des Féroé

Peut être aurai-je plus de chance avec le Slættaratindur, la montagne la plus haute des îles (880m), située au nord d'Eysturoy. En refaisant le trajet en sens inverse jusqu'à Klaksvík, puis en prenant la route 10 avant de tourner en direction Eiði, il y a un peu moins de 70 km en tout. Avant d'atteindre Eiði, il faut prendre la route de Gjógv (Gjáarvegur), qui permet de traverser l'île d'est en ouest en franchissant le col qui sépare le massif du Slættaratindur de celui du Vaðhorn (770m) situé au sud. Le parking d'où part le chemin vers le Slættaratindur est situé à peu près au point le plus haut de la route, à 380m, et c'est juste assez haut pour qu'il y ait encore de la neige de chaque côté. Le contraste avec le paysage seulement quelques kilomètres avant est saisissant.

L'ascension de la montagne

En fait il y a encore tellement de neige que les randonneurs qui reviennent du sommet m'avertissent. Sur certaines portions on s'enfonce jusqu'au genou. Et ceux qui n'avaient pas anticipé ces conditions reviennent les pieds trempés. Je n'ai qu'à suivre leurs traces, ce qui rend l'entreprise nettement plus aisée. Celles-ci sont presque tout le temps superposées avec le chemin indiqué sur la carte openstreetmap.

Au fur et à mesure que l'on s'élève le paysage prend de l'ampleur et s'ouvre vers l'ouest pour laisser apparaitre le lac d'Eiði et le Sundini, l'étroit bras de mer qui sépare Eysturoy de Streymoy. La première étape est de parvenir jusqu'à la crête dont l'altitude est inférieure au sommet, situé plus à l'est, de quelques dizaines de mètres seulement. La vue est déjà magnifique, permettant d'apercevoir de l'autre côté de la montagne le Funningsfjørður (le « fjord de Funning ») et, en face, le village d'Elduvík, puis au-delà les îles de Kalsoy, Kunoy, et dépassant des sommets de celle-ci le massif du Villingsdalsfjall sur Viðoy dont j'avais débuté l'ascension dans la matinée.

Le reste du chemin vers le sommet longe la crête et se fait donc en grande partie à l'horizontale, redescendant même quelque peu avant de monter vers le promontoire au « sommet plat » que constitue le Slættaratindur : c'est d'ailleurs la signification du mot en féroïen. De là, la vue est fantastique. On domine tous les autres sommets des Féroé et on a, vers l'ouest, une vue parfaite sur Eiði et les rochers de Risin et Kellingin.

Je dois pourtant me hâter de redescendre. Il est tard et je sais que j'arriverai de nuit à Klaksvík. Il reste toutefois encore assez de lumière pour profiter de la route, toujours aussi superbe, qui redescend d'abord à Funingur puis longe le Funningsfjørður en direction du village éponyme situé au fond du fjord, avant de retomber sur la 10. J'ai ainsi effectué une boucle complète, qui est un must pour quiconque visite Eysturoy, qu'on s'arrête pour faire l'ascension du Slættaratindur ou non. Sans oublier bien sûr Gjógv, où je n'ai pas eu le temps d'aller cette année, qui vaut elle aussi le déplacement (lire article précédent).

  • Point de vue depuis la crête lors de l’ascension du Slættaratindur.
     

PRATIQUE

Slættaratindur
Sur l'île d'Eysturoy, à 61 km de Tórshavn et 42 km de Klaksvík.
Et à seulement 10 minutes en voiture de Gjógv et de sa guesthouse !

Tinganes est un surprenant dédale de maisons rouges, qui sont autant... de ministères constituant le gouvernement des îles. Ici ni gardes en uniformes, ni policiers armés.

 

Après cette journée en solo, je quitte Klaksvík le lendemain matin pour rejoindre, à l'aéroport, la petite délégation de journalistes et d'employés d'Air France-KLM conviés pour l'ouverture de la nouvelle ligne. Visit Faroe Islands et Atlantic Airways ont préparé un programme de découverte des îles s'étalant sur 48 heures. 

Gásadalur, le village méconnu devenu star d'Instagram

Première étape de ce tour condensé : Gásadalur, situé à seulement quelques kilomètres de l'aéroport sur l'île de Vagar. Ce pittoresque village, célèbre pour sa chute d'eau tombant dans la mer, est aujourd'hui facilement accessible via un tunnel. Ce dernier ne date que de 2006 et avant cette date, nous explique notre guide Randi Meitil, Gásadalur était largement inconnu, y compris... aux îles Féroé. L'accès maritime étant contingent à une météo clémente, il fallait le plus souvent franchir, à pied, la montagne qui le sépare de la route principale (lire notre article précédent sur cette randonnée populaire). 

Randi raconte avec nostalgie comment, lorsqu'elle avait quinze ans et passait l'été chez ses grand-parents à Bøur, le village voisin, elle s'est pour la première fois rendue à pied à Gásadalur. Lorsqu'elle est arrivée, un garçon de son âge, tout excité par cette visite inattendue, l'invita immédiatement à manger des crêpes. « Ils avaient du m'apercevoir quand j'étais encore en haut de la montagne, et sa mère les avaient préparées spécialement». Difficile à imaginer, maintenant que le site est visité quotidiennement par des touristes venus du monde entier et dont les images sont postées et repostées sur les réseaux sociaux.

  • Le village de Gásadalur.


Déjeuner à Bøur avec Gutti Winther, chef réputé et célébrité de la télé féroïenne

Nous reprenons la route pour aller à Bøur, justement, où nous attend un copieux déjeuner. Dans une maison qui a servi autrefois d'entrepôt, puis de magasin, le chef Gutti Winther nous fait goûter une quantité impressionnante de mets féroïens. Gutti est une célébrité de la télé locale. La série sur la gastronomie qu'il a produite a non seulement été un succès dans les îles mais a été vendue à d'autres pays scandinaves. Les Féroé exportant de vastes quantités de poisson et de seafood, y compris dans le segment le plus haut de gamme du marché, il s'est intéressé à ce que devenaient ces ingrédients. Dans quelles assiettes finit le cabillaud féroïen ? Et cuisiné selon quelles recettes ? Cela l'a conduit, par exemple, au Pays basque où il a noué des contacts avec plusieurs chefs, qu'il a à son tour fait venir aux Féroé.

La maison, qui peut se louer pour y organiser des évènements, est décorée d'objets anciens et de vieilles photos. Randi me montre l'une d'elles où pose son grand-père, originaire du village. « Enfant, m'explique-t-elle, il jouait à Bøur avec William Heinesen» , qui allait devenir l'écrivain féroïen le plus célèbre, traduit en de nombreuses langues. À droite de la photo, le frère de son grand-père, Emil Joesen, est l'un des étudiants qui créa en 1919 le drapeau des îles Féroé, dont on célèbre cette année le centenaire.

Nous prenons le café dans un élégant salon au premier étage, et Randi reconnait sur une photo la soeur ainée de son grand-père. Comme je ne tarde pas à m'en rendre compte, aux Féroé tout le monde se connait et tout le monde est en famille avec tout le monde. Le phénomène est encore plus marqué qu'au Groenland, où la population est un peu plus nombreuse mais dispersée sur un territoire incomparablement plus grand.

Arrivée à Tórshavn, la capitale des Féroé

Le voyage se poursuit en direction de l'hôtel Føroyar où nous posons nos valises : celui-ci n'a guère changé depuis mon dernier passage sauf qu'il est en train de s'agrandir... pour doubler sa capacité ! Deux autres hôtels sont en chantier dans la ville. Un futur Hilton Garden Inn, ce qui est assez étonnant tant les Féroé sont jusqu'à présent restées étanches aux grandes marques internationales. La compagnie de ferries Smyril Line, qui assure notamment la liaison avec le port de Hirtshals au Danemark, en ouvre un deuxième, en partenariat avec l'hôtel Hafnia, un des hôtels du centre de Tórshavn.

Signalons enfin le Havgrím un boutique-hôtel ouvert en 2018. Avec ses 14 chambres, sa contribution est modeste en terme de capacité mais il se positionne comme l'hôtel le plus haut de gamme des Féroé, installé sur le rivage, directement en face du village de Nólsoy.

PRATIQUE

Hôtel Føroyar
Oyggjarvegur 45, FO-100 Tórshavn
Chambre à partir de DKK 1400 (environ. 187€) la nuit.
Site Web officiel : foroyar.fo

  • Une photo ancienne où figurent le grand-père de notre guide Randi et son frère Emil Joesen, co-inventeur du drapeau féroïen.
  • Le chef Gutti Winther est une célébrité de la télévision féroienne pour laquelle il a produit une série sur la gastronomie.

 

Tórshavn, la vieille ville et ses légende

Il reste juste assez de temps avant le dîner pour faire une courte visite de la vieille ville en compagnie de notre guide Randi. 

Nous passons devant une statue du héros national Nólsoyar Páll. Ce dernier, nous explique Randi, aurait voulu appeler son fils Napoléon, mais la nature lui ayant refusé un fils, et le prêtre refusant qu'il nomme sa fille Napolonia, il opte finalement pour le plus classique Appolonia. Randi nous explique être l'une des nombreuses descendantes d'Appolonia. Un peu plus loin, elle nous montre des pierres que contourne un chemin asphalté. « Quand la route a été faite, il a été décidé de laisser les pierres à cet endroit car nous les savons être habitées. » Habitées ? Oui, par des elfes mais cela n'a rien d'original aux Féroé. Les ruisseaux, les chutes d'eau le sont fréquemment aussi, par des elfes, par le huldufólk, le peuple caché, ou par d'autres créatures. À mesure que Randi poursuit ses explications, je vois le visage de ma consoeur s'allonger... elle finit par demander, aussi sérieusement que Randi nous parle des elfes: « Mais... vous y croyez ? »

Tinganes, siège du gouvernement

La visite reprend un tour plus classique en traversant le quartier de la vieille ville, Reyni, avec ses maisons traditionnelles séparées par des ruelles étroites. Dans le prolongement se trouve Tinganes, qui occupe l'extrémité de cette langue de terre s'avançant dans la baie formant le port de Tórshavn. Tinganes est un surprenant dédale de maisons rouges, qui sont autant... de ministères constituant le gouvernement des îles. Ici ni gardes en uniforme, ni policiers armés. Pas d'avantage de grosses berlines ni d'ailleurs de voitures tout court. Une sobriété qui ne laisse pas de surprendre quand on vient d'un pays où les ministres occupent des palais et où l'on parle des ors de la République. Alors certes, on admettra que la comparaison avec la France ou ses voisines, dont la population est trois ordres de magnitude au-dessus de celle des Féroé, est un peu injuste. Mais cela traduit sans doute aussi une autre conception de la démocratie et de l'exercice du pouvoir.

La démocratie, une pratique ancestrale héritée de l'ère viking

Probablement parce que la démocratie est ici une pratique ancestrale, tout au moins dans la forme primitive qu'elle prenait à l'époque viking. Si aucun des bâtiments de Tinganes n'est très ancien, en raison des incendies ayant ravagé la ville à plusieurs reprises, le site est celui d'un des plus vieux parlements du monde. C'est justement la signification de Tinganes, le ting désignant en vieux norrois une assemblée qui prenait les décisions politiques et rendait la justice. On retrouve le mot dans Þingvellir (l'ancien Þ qui a subsisté en Islandais est alors transcrit par un th), le célèbre site de l'ancien parlement islandais, ou encore dans Tingwall aux îles Orcades.

Le ting permettait de résoudre les conflits de manière non violente, à une époque où ils dégénéraient fréquemment en cycles sans fin de meurtres et de vengeances, quand ils ne débouchaient pas sur la guerre. Et on imagine bien que dans les colonies vikings de l'Atlantique Nord, plus encore que dans la Scandinavie dont ce système de gouvernement tirait son origine, il était vital pour ces petites sociétés de ne pas gaspiller ainsi leurs ressources.

  • Tinganes, site de l’ancien parlement et du gouvernement des îles.

     

    Dîner chez Ræst, au coeur de la vieille ville

    Le vent est froid, et même si je ne meurs pas de faim après le déjeuner pris à Bøur, je ne suis pas fâché de me mettre au chaud chez Ræst. Le restaurant, avec ses plafonds bas, son intérieur tout en bois et son éclairage aux bougies est hyggelig à souhait (nos amis féroïens nous pardonneront l'usage de ce mot danois maintenant que le concept de hygge est devenu international). En fait c'est le voisin immédiat de Áarstova, où j'avais dîné lors de mon dernier séjour, mais aussi de deux autres restaurants : Barbara et Futastova. Les maisonnettes dans lesquelles ils sont installées sont si proches qu'en se tenant au milieu on pourrait presque en toucher deux à la fois. Il vaut mieux que les patrons s'entendent bien. Sauf qu'ils appartiennent tous au même homme, Johannes Jensen, un Féroïen qui après avoir exporté du poisson pendant vingt ans a décidé, si on peut dire, de cuisiner les produits féroïens sur place. C'est lui aussi le propriétaire de KOKS (lire plus bas) et de plusieurs autres restaurants et hôtels, ce qui en fait un des personnages clés du développement du tourisme aux Féroé.

    Une cuisine d'une fraîcheur exceptionnelle

    Le dîner que l'on nous sert est un échantillon de l'ensemble des quatre restaurants voisins. Kokotxa, langoustines et moules viennent de chez Barbara, spécialisé dans le poisson et les crustacés. L'épaule d'agneau braisée et le dessert, une compote de rhubarbe, d'Áarstova, le plus ancien des quatre. Le saumon fumé, servi en entrée vient de Futastova, dont la vocation est de servir une cuisine type « bistro » (au sens contemporain...). Le point commun : une cuisine simple, sans prétention gastronomique, mais des ingrédients dont la fraîcheur et la qualité sont dignes des restaurants les plus prestigieux. 

    • Le restaurant de poisson et crustacés Barbara, voisin de Ræst.
    • Extérieur du restaurant Ræst.
    • Poisson fermenté chez Ræst.
    • Plat d'agneau chez Aarstova.

     

    La nourriture fermentée, une survivance culinaire...

    Voilà qui nécessite une explication plus poussée. Ræst (prononcer rast) veut dire fermenté en féroïen. Plus exactement c'est une des étapes du processus de fermentation utilisé traditionnellement pour conserver agneau ou poisson, durant plusieurs mois. Dans le cas de l'agneau, après l'abattage à l'automne la carcasse de l'animal est accrochée dans une cabane semi-ouverte appelée hjallur, dont les murs sont formés de lattes verticales, espacées de manière à laisser passer le vent chargé de sel marin. Après deux mois environ la viande devient raest et les pattes de l'animal sont coupées, le processus se poursuivant alors cinq ou sept mois de plus pour obtenir le Skerpikjøt. Le poisson, presque toujours du cabillaud, est fermenté selon un procédé similaire mais plus rapide, et est accroché au-dehors.

    ...devenue prisée des foodies

    C'est ce dernier, le ræstur fiskur, qui nous est servi. L'arôme est puissant et, soyons franc, le poisson fermenté ne sera pas forcément du goût de tout le monde. À mon retour je suis curieux de lire les reviews sur Tripadvisor. Elles sont dithyrambiques. Mais ce qui en ressort est aussi que la plupart des convives ne sont pas arrivés là par hasard, ce sont des foodies. Certains un peu blasésen quête d'aventures culinaires ont lu les nombreux articles de presse sur la cuisine féroïenne. Il y a évidemment une certaine ironie à ce que des voyageurs aisés viennent se régaler de ce qui était essentiellement une nourriture de survie, une nécessité dans un environnement isolé et inhospitalier où autrement menaçait la famine. 

    Les Féroïens en sont les premiers conscients, et cela les laisse parfois sceptiques. Après tout, le concept même de restaurant est relativement nouveau aux Féroé où pendant longtemps on ne comprenait pas pourquoi aller payer plus cher quand on pouvait manger chez soi. Et, maintenant que l'idée de gastronomie a commencé à faire son chemin, voici qu'un excentrique ouvre un restaurant pour y vendre... ce qu'on n'osait pas offrir à des étrangers quand on les invitait chez soi ! Si si cette nourriture fermentée a survécu à l'époque actuelle, où l'on fait ses courses au supermarché et où chacun a frigo et congélateur à son domicile, c'est par attachement à un goût qu'on a appris à apprécier pendant l'enfance mais qu'on sait inhabituel. Et pourtant les Féroïens doivent s'y résoudre, depuis son ouverture en mai 2016, Ræst est un vrai succès.

    PRATIQUE

    heima í Havn : Áarstova, Barbara, Fútastova, Ræst
    Gongin 1-8, FO-100 Tórshavn
    Menus à partir de DKK 500 (environ 67€) pour 3 plats.
    Site Web : heimaihavn.fo

    • "Poissons" suspendus à l'"extérieur" d'un <i>hjallur</i>. ©
    • De la viande d'agneau fermentant à l'intérieur d'un <i>hjallur</i>.

     

    Quelle est la température, au juste ? 4°C ! Si cela vous étonne, sachez que tous les ans, les plus hardis font le trajet de Tórshavn à Nólsoy... à la nage ! 

     

    Ce matin le programme prévoit que nous visitions l'île de Stóra Dímun. C'est un endroit spécial, très isolé, où vit une seule famille de fermiers. L'île n'est desservie que par hélicoptère et un coup d'oeil à une photo permet de comprendre pourquoi : elle est délimitée par des falaises abruptes sur tout son pourtour. Si un bateau parvient à y accoster il faut alors grimper un escalier creusé dans la pierre. Autre difficulté logistique : les touristes ne peuvent réserver un aller-retour en hélicoptère dans la même journée. Mais comme d'un autre côté les quelques chambres sur l'île sont louées des mois à l'avance, la visite est réservé aux plus motivés. Bref, c'est un privilège de pouvoir aller à Stóra Dímun dans un hélico spécialement affrêté pour nous.

    Sauf que lorsque j'ouvre les rideaux... Tórshavn a disparu. Englouti dans une épaisse couche de brouillard. Je comprends tout de suite que les hélicos vont rester au sol. Mais nos hôtes féroïens ont évidemment un plan B. Nous prenons donc la direction du port de Tórshavn et faisons une première halte dans la galerie-atelier Steinprent qui s'avère être une des excellentes surprises du séjour.
     

    La galerie-atelier Steinprent, haut lieu de l'art aux Féroé

    Au rez-de-chaussée, sont exposées dans la galerie proprement dites des aquarelles de l'artiste féroien Bárður Jákupsson. Mais l'endroit est, comme le nom l'indique - en féroïen - spécialisé dans la production de lithographies. L'atelier au premier étage est généralement ouvert aux visiteurs. Ils peuvent y observer le travail d'impression.

    Une imposante presse d'imprimerie datant de 1877 et ayant longtemps servi à imprimer l'hebdomadaire danois Familie Journal, occupe une bonne partie de l'espace. Le reste est une réjouissante cacophonie visuelle des dernières lithographies qu'on est en train d'imprimer, de celles empilées ça et là en attendant d'être vendues ou expédiées, et d'oeuvres, plus ou moins provisoirement, accrochées au mur. Sur des étagères sont alignées des boites métalliques qui renferment des dizaines de pigments différents, comme le bleu outremer, ce bleu profond qui sert de base au fameux bleu Klein. Si le regard se porte en direction des larges fenêtres, c'est pour y retrouver le port de Tórshavn et, au fond (quand il n'y a pas de brouillard !) l'île voisine de Nólsoy. 
     

    • Pigments dans l’atelier lithographique Steinprent.

     

    Des artistes locaux comme de renommée internationale

    Qui sont ces dizaines artistes dont on imprime les lithographies? Des Féroïens d'abord, dont le plus fameux est probablement Tróndur Patursson (né en 1944), également connu pour son travail avec le verre, et qui a été exposé bien au-delà de l'archipel. Citons aussi la plus jeune Ranvva Kunoy (née en 1975), installée à Londres, dont les peintures ont un aspect quasi-tridimensionnel. Ce subtil jeu de lumière est due à une technique empli de la peinture à base de cristaux acryliques, un type utilisé entre autres pour les carrosseries des voitures ! Ses lithographies sont imprimées avec cette même peinture, un procédé qui a pris beaucoup de temps à maîtriser, explique Jan.

    Mais l'atelier imprime aussi des artistes venus d'ailleurs, et non des moindres, comme le célèbre Danois Per Kirkeby (1938-2018), disparu l'an dernier. Un livre est d'ailleurs consacré au séjour qu'il avait fait sur les îles Féroé et, ironie suprême, Jan Andersson, sans savoir que notre visite est liée à l'annulation du vol vers Stóra Dímun, mentionne l'enthousiasme de Per Kirkeby lorsqu'il l'avait accompagné là-bas, et à quel point il avait été inspiré par le lieu.
     

    • Pierre lithographique et lithographies par l’artiste danoise Mie Mørkeberg.

     

    Öström, un concept-store féroïen... au nom suédois

    Il est temps de quitter ce fascinant atelier mais c'est pour entrer immédiatement dans la boutique voisine, Öström, sorte de concept-souvenir-store installé dans le même bâtiment que Steinprint, une ancienne usine créée par un Suédois nommé Öström. Si l'usine a disparu il y a bien longtemps, le nom lui est resté. Indice supplémentaire que les îles Féroé suivent maintenant les tendances mondiales, cet espace lumineux aux murs blancs pourrait bien être celui d'un concept store installé à Paris ou Amsterdam. Mais le design des objets et vêtements est féroïen. S'il s'inscrit clairement dans la lignée de ses cousins nordiques,i  fait aussi à des matériaux typiques des îles : laine bien entendu, mais aussi cuir de... poisson. 

    J'achète à toute vitesse un poster au graphisme ludique représentant des moutons à l'entrée d'un tunnel. La graphiste, me dit-on, est la petite fille de William Heinesen. Si je ne m'étonne plus guère de ces rapports de parenté, je suis tout de même intrigué par le sac en papier qu'on me tend, assemblé avec soin à partir de vieux journaux : du vrai upcycling. Le plus étonnant est l'étiquette collée sur le sac, qui mentionne Made by Faroese Prisoners ! Je suis décidé à interroger mes interlocuteurs féroïens sur cette curiosité mais oublie la question jusqu'au lendemain. 

    PRATIQUE
    Steinprint
    16 Skálatrøð, FO-100 Tórshavn
    Site Web : steinprentgalleries.com

    Öström
    18 Skálatrøð, Tórshavn 100
    Facebook : @ostromfo
     

    Direction l'île de Nólsoy et son unique village

    A deux pas d'Öström est ammaré le Westward Ho TN 54, un des rares survivants d'une flotte d'une centaine de voiliers de fabrication brittanique qui ont permis le décollage économique des îles Féroé à la fin du 19ème siècle. Peu après notre visite il doit naviguer jusqu'à Copenhague, et faire une halte aux Shetland, dans le cadre des célébrations du centenaire du drapeau féroïen.  C'est toutefois sur un ferry moderne, mais nettement moins beau, que nous embarquons pour Nólsoy. La petite île est connue entre autres (ire notre reportage précédent) pour la collection d'oiseaux empaillés du naturaliste Jens-Kjeld Jensen, dont la connaissance de la faune et de la flore féroïennes est légendaire, et pour le phare situé à l'autre extrémité de l'île. Hélas, le premier est aujourd'hui malade tandis que le brouillard rend trop périlleuse toute randonnée vers le second.

    Pourtant, dès mes premiers pas sur Nólsoy, je suis immédiatement séduit pas la palette des couleurs. De la mousse au vert vi poussant au sol aux portes en bois qui, tantôt fraichement peintes et de couleur vive, tantôt aux teintes pastels délavées par des années de pluie, se détachent des façades grises. Ou encore des engins agricoles abandonnés à la rouille ou du street art auquel se sont essayés les habitants sur quelques-uns des bâtiments.

    Gimburlombini, épicentre de la vie sociale de l'île

    Nous déjeunons à Gimburlombini (le mot signifie agnelle en féroïen). Ce café-restaurant sert aussi d'office de tourisme de l'île. La personne chargée de l'accueil des touristes y occupe l'une ou l'autre des tables, comme les autres convives. En plus d'être lui aussi totalement hyggelig, Gimburlombini se révèle être un endroit où on mange - et boit - très bien. Il y a seulement quelques années, quelle aurait été la probabilité de trouver un repaire de foodies, avec ses menus hip écrits à la main, dans un village de pêcheur comme Nólsoy ?

    Gimburlombini est tenu par deux jeunes femmes au physique de modèle, Tjóðhild et Barbara, aidées selon les jours par leurs familles et par des amis ou connaissances. C'est Tjóðhild qui nous accueille, tout en s'excusant de ne pas connaitre l'île aussi bien que sa collègue, en ce moment en voyage en Géorgie. Une remarque un peu déconcertante sachant qu'elle habite Nólsoy (une des plus petites îles de l'archipel) depuis six ans, s'y étant installée un peu par hasard alors qu'elle cherchait un logement. Quant au voyage de Barbara, la carte des vins, tous des vins naturels, en laisse deviner la raison : la Géorgie est devenue la Mecque des amateurs de vins naturels, la viticulture géorgienne y étant une des plus vieilles du monde. Le mot vin lui-même viendrait du géorgien.

    • Tjóðhild dans le café-restaurant Gimburlombini qu’elle tient avec sa collègue Barbara.

     

    Nólsoy à la nage et Copenhague... à la rame

    Le café dispose aussi d'un petit sauna situé sur le port. Idéal pour celles et ceux qui, après avoir transpiré, voudraient se tremper dans l'eau froide. Tjóðhild nous explique justement qu'elle va régulièrement se baigner. «Grâce au Gulf Stream la mer a à peu près la même température toute l'année, elle n'est jamais très, très froide». Quelle est la température, au juste ? 4°C ! Si cela vous étonne, sachez que tous les ans, les plus hardis font le trajet de Tórshavn à Nólsoy... à la nage ! 

    Pourtant, malgré ces conditions de baignade presque idéales, d'aucuns auraient voulu disposer d'une piscine sur l'ile, au moins pour les enfants. C'était le cas d'un certain Ove Joensen qui, dans le but de collecter de l'argent pour en financer la construction, entreprit de ramer en solitaire jusqu'à Copenhague. Après plusieurs tentatives avortées il parvint à son but en 1986. Hélas, le malheureux devait disparaitre dans un accident seulement un an plus tard et, plus de trente ans après, la piscine n'existe toujours pas ! En revanche tout le monde se souvient de son exploit. Son bateau est maintenant conservé dans le sous-sol du café. Sauf en ce moment. En raison des célébrations du centenaire du drapeau féroïen (lire plus haut), il est en cours de réparation. 

    Après le déjeuner Tjóðhild nous accompagne faire une balade en direction de la partie sud de l'île, située au-delà du port, qui en représente en fait l'essentiel de sa superficie. Nous longeons un étonnant cimetière marin et faisons la connaissance d'un lama femelle, le seul des îles Féroé, et de l'agneau - devenu mouton - qu'elle a adopté à sa naissance. La balade nous mène jusqu'à ce qui est habituellement le point de départ de la randonnée vers le phare mais nous rebroussons chemin, devant bientôt reprendre le ferry pour Tórshavn. Entre temps, le brouillard s'est en grande partie dissipé. Le soleil brille lorsque le bateau entre dans le port et longe Tinganes. Aux Féroé, le temps change non seulement très vite, il varie aussi à seulement quelques kilomètres de distance. 

    PRATIQUE

    Gimburlombini
    11 Í Túni, FO-270 Nólsoy
    Plats autour de DKK 175 (environ 23,5€)
    Site Web : gimburlombini.com
    Horaires du ferry Tórshavn- Nólsoy (20 min de traversée) : ssl.fo

    • Près du port de Nólsoy.
    • Près du port de Nólsoy.

     

    Lorsque vous vous posez aux Îles Féroé, le message diffusé dans l'avion n'est pas « Bienvenue aux Iles Féroé » mais « Welcome home » ?

     

    Le Heimablídni ou l'hospitalité traditionnelle au temps du tourisme

    Alors que nous faisons route vers Syðradalur, sur la côte est de l'île de Streymoy (et à ne pas confondre avec le hameau du même nom situé à Kalsoy), nous replongeons dans un brouillard encore plus épais que ce matin... La visibilité est réduite à quelques mètres mais notre chauffeur connait la route et ça ne lui pose à l'évidence pas de problème particulier. Première halte à la ferme de Óli et Anna Rubeksen pour une démonstration pour le moins inattendue : celle des chiens de berger rassemblant les moutons et ramenant le troupeau dans la direction souhaitée. Óli s'amuse à envoyer les moutons dans notre direction. Ils « chargent » à toute vitesse, droit sur nous, et se faufilent aisément entre les journalistes les prenant en photo ! Pas beaucoup de peur et aucun mal.

    Puis nous reprenons la route pour aller dîner chez Óli dont la maison est située quelques km plus au sud à Velbastaður. Ce « fermier moderne », comme on nous le présente, et son épouse Anna organisent depuis plusieurs années des dîners à leur domicile. Ils permettent, aux convives de goûter à la cuisine féroienne et constituent aussi une expérience culturelle d'échange avec des locaux.

    Un concept, Heimablídni (blídni signifie hospitalité et heima est à rapprocher de l'anglais home et de ses différents équivalents germaniques) dont le succès a fait des émules. Le site de Visit Faroe Islands répertorie désormais une dizaine d'adresses qui offrent dîner ou plus simplement café et gateaux. On retrouve dans la liste Frida et Poul, ce couple d'Elduvík chez qui j'avais pris le café lors de mon précédent voyage. Ils continuent à accueillir les visiteurs pour le café (réservation par téléphone recommandée) et proposent également d'y dîner. 

     

    L'hospitalité, une longue tradition aux Féroé

    Avez-vous remarqué, nous demande Óli en guise de préambule, que lorsque vous vous posez aux îles Féroé, le message diffusé dans l'avion n'est pas « Bienvenue aux Iles Féroé » mais « Welcome home »? Une formule au double sens, selon qu'elle s'adresse aux Féroïens rentrant chez eux ou aux visiteurs. Elle résonne alors comme un message d'hospitalité. Une hospitalité qui a longtemps été une nécessité sur les îles. Il fallait bien accueillir ceux qui s'étaient laissés surprendre par les caprices de la météo, et ne pouvaient rentrer chez eux, même s'ils venaient seulement... du village voisin. Le temps qu'il fait aujourd'hui fournit un parfait exemple de ces circonstances.

    Dans le salon je feuillète un livre intitulé... Heimablídni. À travers ce thème, l documente en fait tous les aspects de la ferme familiale et de l'élevage ovin. « Contenu graphique », comme on dit en anglai. Aucun détail de l'abattage et du découpage des animaux n'a été oublié. Mais si Óli est passioné par son métier, il nous explique que contrairement à sa femme appartenant à la neuvième génération d'une famille de fermiers, lui vient de la ville. J'apprendrai plus tard que sa formation initiale était celle d'instituteur, ce qui ne me surprend guère car il est apparent qu'il a la fibre enseignante. Il est aussi travailleur social, la ferme ne représentant qu'une des activités du couple. Anna, elle, est infirmière.

    En fait une grande partie des maisons de Velbastaður est habitée par la famille plus ou moins proche d'Anna. Inutile de dire que tout le monde ici se connaît. Une proximité, explique Óli, qui résulte en une forme de « contrôle social », qui peut bien - il ne le dit pas aussi directement mais le laisse entendre - s'avérer pesant. Ce qui se traduit aussi par une entraide et une solidarité largement disparus de la plupart des sociétés modernes.

    Avec ses larges lames de parquet au bois clair, sa cuisine ouverte et ses baies vitrées, la maison d'Óli et Anna semble tout droit tiré d'un magazine consacré aux intérieurs scandinaves. Même si son toit est recouvert d'herbe, elle n'a pas grand chose à voir avec ce que pouvait être l'habitat modeste des fermiers des générations précédentes. Pourtant elle regorge d'objets typiques. Entre deux plats, j'interroge Óli sur leur fonction.

    Ainsi cette grande tige de bois sculpté s'avère être un bâton de marche. Il est si grand que je me demande si, outre des elfes, les Féroé abriteraientt aussi un peuple de géants... En fait il s'utilisait à la manière d'un bâton de funambule, pour conserver l'équilibre sur les chemins étroits et bordés de pentes abruptes des montagnes féroïennes. Plus étonnant encore, un autre se termine par une sorte de pointe en métal. Il permettait de récupérer les moutons qui, s'étant aventurés de manière imprudente dans des endroits trop escarpés, ne parvenaient plus à revenir en arrière. Le berger enroulait le crochet dans la toison de l'animal avant de le tirer vers l'arrière.

    Un des attraits majeurs de la maison est le panorama superbe qu'elle offre sur les îles de Hestur et Koltur, situées juste en face. Au début du dîner on ne peut guère que les imaginer. Seule la base des îles n'est pas masquée par le brouillard. Y a-t-il une chance que la vue se dégage ? Óli pense que oui. Et effectivement, vers la moitié du dîner, après la visite surprise du singer-songwriter Marius Ziska venu jouer en live quelques unes de ses chansons dont Going Home (vidéo ci-dessous) avec un de ses musiciens, les deux îles apparaissent clairement. Koltur, en particulier, a un profil bien reconnaissable, étant relativement plate sur la plus grande partie de sa longueur avant de s'élever régulièrement pour former une montagne à son extrémité nord-est.
     

     

    Le Heimablídni et le mouvement de renouveau de l'identité féroïenne

    Avant de repartir, j'adresse la parole à une discrète jeune femme, que j'avais prise pour une membre de la famille, et qui aide à faire le service. Annika s'avère en fait être une étudiante en anthropologie de l'université de Copenhague ! Elle-même Dano-féroïenne, sa présence ici est motivée par son travail de recherche sur la manière dont les Féroïens négocient leur identité nationale en ces temps de globalisation et d'ouverture au tourisme. L'arrivée de nombreux visiteurs, m'explique-t-elle, a incité les Féroïens a reconsidérer ce qui fait leur identité, particulièrement parmi les jeunes générations, qui redécouvrent une culture à laquelle ils s'étaient parfois peu intéressés jusqu'à présent. La curiosité des voyageurs à l'égard de la culture féroïenne stimule aussi la leur, les invitant à s'interroger sur sa spécificité. Mais, voyant aussi un danger dans cet afflux rapide d'étrangers, celui d'une dilution de l'identité culturelle féroïenne, cela les incite aussi à promouvoir et préserver cette culture. 

    Annika m'explique aussi que ce mouvement de revival de l'identité féroïenne n'est pas le fait de forces politiques nationalistes de droite mais de gauche : une caractéristique des sociétés post-coloniales. Car si les Féroé sont peuplées par des descendants de Vikings et sont donc ethniquement similaires au Danemark, elles n'en ont pas moins longtemps été traitées comme une colonie par le Danemark. Pendant plus de trois siècles, l'économie a été asphyxiée par le monopole royal danois sur le commerce, jusqu'à son abolition en 1856. ll fallut attendre à nouveau près d'un siècle avant que la langue féroïenne soit considérée à égalité avec le danois dans tous les domaines de la vie publique. C'est la Seconde guerre mondiale (et l'occupation du Danemark par l'Allemagne nazie, tandis que les Féroé sont occupés par les Britanniques pour prévenir une invasion allemande) qui précipite l'accès des îles Féroé à l'autonomie politique, en 1948.

    Voilà donc le Heimablídni resitué dans une perspective très large ! De manière plus prosaïque, on imagine aisément que ces dîners, dont on doit remarquer qu'ils ne sont pas bon marché même en tenant compte du niveau de prix élevé des îles, sont aussi une source de revenus bienvenue. Certes, mais ils représentent un moyen de gagner de l'argent avec le tourisme tout en affirmant la culture féroïenne plutôt qu'en la mettant de côté. Et, en voyant l'enthousiasme d'Óli à nous parler de sa ferme, il est difficile de douter de la sincérité de la démarche.

    Lorsque nous prenons congé d'Óli et Anna, les deux îles voisines sont à nouveaux masquées, cette fois par une véritable de mer de nuages. Et tout le long de la route vers l'hôtel se déroule un paysage irréel. Cela est si spectaculaire que même les habitants se garent pour prendre des photos ! Si le voyage à Stóra Dímun n'a pas eu lieu, on aura été témoin d'un phénomène météo quintessentiellement féroïen.

    PRATIQUE

    Heimablídni chez Óli et Anna
    Adresse : Gerðisbreyt 8, FO-176 Velbastaður
    Dîner en 5 plats, DKK 995 / personne (environ 133€)
    Facebook : @diningwiththefarmers
    Toutes les adresses « Heimablídni » sur le site de Visit Faroe Islands

    • Heimablídni chez Anna et Óli. @ Ingrid Hofstra
    • Couverture du livre sur le Heimablídini édité par Sprotin © Sprotin / Ingrid Hofstra

     

    Ces spectaculaires falaises abritent quantité d'oiseaux marins et l'érosion y a sculpté des formes fantaisistes et de multiples stacks.
    • Les falaises de Vestmanna © Google Earth
    Les falaises de Vestmanna © Google Earth

     

    Dernière matinée avant de reprendre l'avion pour le continent. Nous prenons la direction de Vestmanna, ville de la côte ouest de Streymoy. Avant la construction du tunnel vers l'île de Vágar, elle était le point de passage obligé pour s'y rendre en ferry. 

    Au lieu de quitter Torshavn par le nord et d'emprunter la route 50 longant le Kaldbaksfjørður, nous filons vers l'ouest sur la plus ancienne Oyggjarvegur (route 10). Prisée des visiteurs, il s'agit de la route panoramique passant en altitude. Par mauvais temps, est balayée par des vents violents. Un peu au nord-ouest de l'extrémité intérieure du Kaldbaksfjørður, elle décrit un virage à 90° au-delà duquel se trouve un parking où nous nous arrêtons pour admirer la vue sur le fjord. En contrebas se trouve le lieu-dit de Kaldbaksbotnur, qui compte seulement deux fermes. C'est ici que la route côtière entre dans un tunnel pour resurgir de l'autre côté de la montagne à Kollafjørður.

    14 cellules et un mini-golf : une prison pas comme les autres

    Un ensemble de bâtiments allongés aux toits recouverts d'herbes, qui ne sont pas sans rappeler l'hôtel Føroyar, suscite notre curiosité. Ils ont longtemps hébergé les militaires danois de l'unité stationnée sur les îles, et un radar de l'OTAN était situé sur la montagne voisine de Sornfelli. Après leur départ en 2010, il a été décidé d'utiliser ce lieu laissé vacant.... comme prison. Une fonction que rien ne laisse pourtant deviner. La vue magnifique sur le fjord est digne d'un hôtel de luxe. Pas de barreaux ni de hauts murs mais un mini-golf où les prisonniers peuvent s'exercer... s'ils ne sont pas occupés à y assembler des sacs de shopping comme celui qu'on m'a donné la veille. Il faut cependant préciser que les criminels violents, et ceux qui sont condamnés à des peines longues, sont envoyés au Danemark puisqu'il n'y a pas d'autre prison sur l'île ! Tout cela reste assez théorique : la criminalité est particulièrement faible et le nombre de prisonniers excède rarement une dizaine.

    Le « contrôle social » dont nous parlait Óli pendant le dîner de la veille fonctionne probablement dans les deux sens. À un premier niveau il dissuade d'agir contrairement à la loi, et plus généralement de s'écarter des normes sociales. Et à l'inverse l'Etat et ses représentants sont soumis à une plus grande vigilance démocratique. Plus respectueux de leurs concitoyens, ils doivent aussi se montrer plus humains avec ceux qui malgré tout ont maille à partir avec la justice.

    • Les falaises de Vestmanna sont un des sites les plus populaires des îles Féroé.

     

    Les spectaculaires falaises de Vestmanna

    Mais je n'ai guère le temps de poursuivre ces réflexions alors nous repartons rapidement pour Vestmanna. Aujourd'hui la ville est surtout connue des touristes pour être le point de départ d'excursions en bateau vers les falaises voisines, une des activités les plus populaires de l'archipel. Un bateau de la compagnie Skúvadal nous attend dans le port et nous emmène rapidement vers les Vestmannabjørgini.

    Ces spectaculaires falaises abritent quantité d'oiseaux marins. L'érosion y a sculpté des formes fantaisistes et de multiples stacks, des morceaux de falaises qui, ayant davantage résisté aux éléments que la roche voisine, se sont trouvés séparés de la côte. S'élançant seuls vers le ciel, ils attendent de disparaître à leur tour. Le stack de Heygadrangur, le plus haut, est pourvu d'une chaîne qui permettait de grimper pour y attraper les oiseaux y nichant en quantité. Il ne fait pas moins de 144 mètres mais il est difficile d'apprécier les distances et sa hauteur peut sembler modeste, comparée aux falaises voisines dont les plus hautes dépassent les 600 mètres ! Une vidéo sur YouTube montre comment la chaîne était encore utilisée en 2010. Non pas pour aller y chercher son dîner mais pour baguer des oiseaux à des fins scientifiques. 

    À certains endroits, l'érosion a carrément creusé des sortes de grottes. Avant que le bateau ne s'avance dans l'une d'elles, on nous distribue des casques de chantier pour se protéger d'éventuelles chutes de pierre. La vue est spectaculaire mais il est difficile de faire des photos, le bateau tournant rapidement et les conditions de lumière passant du plein soleil à l'ombre et inversement en quelques secondes. Les falaises se succèdent ainsi sur quelque six kilomètres avant que la côte ne s'ouvre sur une baie paisible - du moins le jour de notre visite - où le bateau s'immobilise pour quelques minutes.

    Cela me laisse le temps de faire voler mon drone. La vue aérienne permet d'apercevoir au fond de la baie le Pollurin, le lagon au bord duquel est situé le village de Saksun, un des sites les plus pittoresques des Féroé. Eh oui, les Féroé ne sont pas très grandes. En faisant quelques kilomètres en voiture ou en bateau, on se rapproche souvent d'un site où l'on s'est rendu plus tôt par un tout autre chemin.

    PRATIQUE

    Les falaises de Vestmanna en bateau
    Adulte DKK 295 (environ 40€), enfant jusqu'à 13 ans DKK 160
    Adresse du Vestmanna Tourist Centre : Fjarðarvegur 2, FO-350 Vestmanna
    Site Web : puffin.fo

    Quand, en 2017, le Michelin inclut l'Islande et les Féroé dans son guide des pays nordiques lancé trois ans plus tôt, KOKS y fait une apparition avec une étoile. Puis en gagne une deuxième cette année.

     

    KOKS, une table féroïenne à la notoriété mondiale

    Hasard du programme, le voyage se termine, comme lors de mon précédent voyage, par un repas chez KOKS. Celui-ci s'est beaucoup transformé ces dernières années. À l'origine le restaurant a été créé en 2009 par le chef Leif Sørensen, un des signataires du Manifeste de la nouvelle cuisine nordique. En dépit de l'isolement des Féroé, alors nettement moins fréquentée par les touristes, KOKS est rapidement remarqué par la presse internationale. Il est simplement « le » restaurant de l'hôtel Foeroyar et c'est donc assez naturellement que les clients de l'hôtels essayent ses menus. Ils sont alors surpris par la créativité et la qualité de la cuisine. Mais, fin 2013, Leif Sørensen décide de se retirer et c'est le jeune Poul Andrias Ziska, âgé de seulement 22 ans qui en reprend les rênes. Familier des cuisines dans lesquelles il avait travaillé aux côtés de Leif, à différents postes jusqu'à atteindre le rôle sous-chef, il était entre temps parti chez Geranium à Copenhague, autre haut lieu de la nouvelle cuisine nordique [3-étoiles Michelin et une 5ème position au classement des World's 50 Best Restaurants 2019, NDLR].

    L'évolution vers une cuisine plus naturelle

    Quand le propriétaire Johannes Jensen (lire plus haut) lui propose de devenir chef, c'est, dit-il, une offre qu'il ne peut pas refuser, même s'il aurait préféré acquérir d'abord un peu plus d'expérience. Il se lance donc dans l'aventure, profite d'une période creuse l'année suivante pour aller compléter sa formation chez Mugaritz, la table ultra créative de Andoni Luis Aduriz près de Saint-Sébastien au Pays basque espagnol. Et très vite il fait évoluer le menu, dans une direction qu'il juge plus «naturelle, peut-être plus honnête». Il élimine par exemple les aspects les plus fantaisistes de la présentation, comme le tube à essai dans lequel était servi le Skerpikjøt. Bien avant Ræst, dont la carte est presque entièrement basée sur la nourriture fermentée, c'est Leif Sørensen qui l'avait introduite à la table de KOKS.

    Quand, en 2017, le Michelin inclut l'Islande et les Féroé dans son guide des pays nordiques lancé trois ans plus tôt, KOKS y fait une apparition avec une étoile. Puis en gagne une deuxième cette année lors de la parution de l'édition 2019. Une ascension rapide pour le jeune chef, pas encore trentenaire.

    Un nouveau décor pour le restaurant... en attendant le prochain !

    Autre changement important, KOKS a déjà déménagé deux fois. Il a d'abord quitté l'hôtel Føroyar, pour réapparaitre, après un séjour sous forme de restaurant pop-upà Copenhague, à Kirkjubøur, village situé sur la côte ouest de Streymoy, au sud de Velbastaður (lire plus haut). Des difficultés liées au renouvellement du bail ont obligé à un nouveau déménagement. Un développement que Poul Andrias considère rétrospectivement comme une chance. Le restaurant est maintenant situé dans un lieu aussi improbable que spectaculaire, à côté du petit lac de Leynavatn, à 24 kilomètres au nord-ouest de Tórshavn.
     

    • Le restaurant KOKS n’est accessible que par une piste qui contourne le Leynavatn.

     

    KOKS n'est en effet accessible que par une piste qui contourne le lac. Après avoir laissé leur voiture sur un parking situé au bord de la route principale, les visiteurs sont invités à prendre un verre dans un hjallur (une cabane de fermentation - lire plus haut) avant d'être transportés en Land Rover jusqu'au restaurant. À terme, un nouveau déménagement se profilel. La structure actuelle, qui consiste en plusieurs bâtiments traditionnels de taille modeste, est très inhabituelle pour un restaurant de ce niveau et pose un certain nombre de problèmes pratiques. Mais, Poul Andrias en est certain, il veut rester dans un décor naturel aussi impressionnant.

    Un menu unique, en 19 séquences

    Alors, en attendant, à quoi ressemble le menu ? Ce qu'on nous sert pour ce déjeuner est une version condensée du menu unique, servi en temps normal seulement au dîner, qui compte pas moins de 19 assieettes. Le passage à un menu unique, explique Poul Andrias, a permis de réduire le gaspillage. C'est aussi, en optimisant l'organisation, le moyen d'offrir des plats exigeant une plus longue préparation. La brigade ne compte pas moins de neuf cuisiniers, tous de nationalités différentes. Les vins sont quant à eux sélectionnés par la sommelière suisse Karin Visth, arrivée chez KOKS en 2014.

    Le menu s'ouvre avec des mets marins : coquilles Saint-Jacques puis praires d'Islande. Ces dernières ne réjouissent pas seulement nos papilles, elles captivent notre imagination. La longue liste des noms sous lesquels elles sont connues est fascinante. Sur le menu de KOKS elles figurent sous le nom féroïen de Kúfiskur et, dans la traduction anglaise, de Mahogany clam. Un autre nom vernaculaire est l'Ocean Quahog (mot algonquien) tandis que le nom scientifique est Arctica Islandica. Parmi les alternatives possibles citons aussi la cyprine d'Islande, une dénomination qui pourra inciter les convives égayés par le vin à se laisser aller à quelques grivoiseries. Mais l'aspect le plus étonnant de ces mollusques est leur record de longévité, mesuré à plus de 400 ans, devançant ainsi le requin du Groenland. Il faut croire qu'habiter les eaux froides de l'Atlantique Nord conserve. 

    Suivent des moules, et une délicate préparation de légumes-racines découpés en fines lamelles, dont la juxtaposition des différentes couleurs allant du jaune ou rouge donne une allure de tableau abstrait. Recouvert par un « vernis » de lard de baleine, ce mets restera ainsi interdit aux végétariens qui, par extraordinaire, se seraient égarés chez KOKS...

    • Vue aérienne du restaurant KOKS.

     

    Et bien sûr on retrouve les fameux aliments fermentés. Les quantités de type dégustation et le raffinement de l'accompagnement rendent l'expérience plus « accessible » que dans sa version originale. Le fameux Skerpikjøt est couplé à un vin de Madère, une association particulièrement réussie. Poul Andrias explique que le goût très prononcé du Skerpikjøt ne permettait un équilibre satisfaisant avec aucun vin classique et qu'ils ont donc cherché à l'apparier avec un sherry ou un saké, optant finalement pour le Madère. Autre spécialité féroïenne : le garnatalg, un suif préparé à partir de la graisse entourant les intestins du mouton ! Le garnatalg est rarement consommé seul et sert de sauce accompagnant le cabillaud fermenté. 

    Si le coeur de baleine figure aussi au menu, nous n'aurons pas droit à certains des plats les plus « extrêmes » du restaurant, comme le macareux servi entier évoqué dans cet article australien dont l'auteur rapporte cette phrase de Poul Andreas Ziska: « Si vous ne pouvez pas regarder ce que vous mangez dans les yeux, est-ce que vous devriez vraiment le manger ? ».

    Une philosophie de cuisine reflétant la mentalité féroïenne

    Et il me semble maintenant que cela ne résume pas seulement la philosophie de KOKS mais plus généralement la mentalité féroïenne. Dans cette nature aux paysages ouverts, où rien n'est dissimulé par la végétation, on n'a voulu ériger aucun mur, au sens propre comme au sens figuré. Les ministères se laissent approcher aussi facilement que la prison, les seules barrières sont celles qui permettent de stopper les moutons. Tout est visible, à l'exception du peuple caché dont nous parlait Randi. Et c'est apparemment cette même attitude qui prévaut en ce qui concerne la nourriture. Ainsi le livre sur le Heimablídni mélange-t-il photos de l'intérieur design de la maison du couple de fermiers et abattage des moutons, tandis que le chef de KOKS n'hésite pas à apporter sur la table un oiseau entier aux côtés des plus subtiles préparations.

    Le service suit une cadence impeccable, les verres sont promptement et généreusement remplis. On en oublie presque la raison de notre venue aux Féroé quand quelqu'un demande si la nouvelle ligne vers Paris aura aussi une business class. La vocation principale de cette ligne étant le tourisme, je ne m'attends pas à une réponse positive mais notre interlocuteur de Visit Faroe Islands donne une raison plus surprenante. Non, pas de business class, pas plus que pour la ligne principale vers Copenhague. Les Féroïens n'aiment pas se démarquer de leurs semblables et quasiment personne ne voudrait voyager à son bord même si elle existait.Vraiment ? Après tout, aux Féroé comme au Danemark on vit dans une économie de marché où certains sont plus riches que d'autres. KOKS n'en est-il pas la preuve, même si sa clientèle est en grande partie étrangère ? 

    Car évidemment la montée en gamme du restaurant a un coût et il faut désormais débourser 1,700 kr. pour ce long menu, soit environ 228€, auxquelles il faut ajouter 1,300 kr. (174€) pour l'accord mets et vins. Une alternative sans alcool est le pairing avec des jus (600 kr.), que je n'ai pas goûtés mais dont la liste ne manque pas d'attrait : des kombuchas faites sur place, au sureau ou au houblon ; un jus de champignons et, plus classiques, divers jus à base de baies mélangées à des herbes ou algues. Si vous n'êtes pas un gros buveur ou que vous êtes un peu intimidé par l'addition, il est toujours possible de commander une bouteille ou des vins au verre.

    Nous arrivons à la dernière minute à l'aéroport mais pas de crainte de se voir refuser l'embarquement ! L'escale à Copenhague, celle que nos lecteurs n'auront donc plus besoin de faire, me laisse le temps de faire quelques recherches. Repensant à la courte discussion sur l'absence de business class, je fais une requête Google avec les mots-clés « Gini coefficient Faroe Islands ». Le coefficient de Gini est une des mesures les plus utilisées pour caractériser les inégalités de revenus dans un pays. Avec un coefficient de 22.7, les Féroé figurent tout en bas de la liste du CIA World Factbook : autrement dit c'est, au regard de cette statistique nécessairement imparfaite, le pays le plus égalitaire du monde.

    •  © KOKS
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    En savoir plus

    Sur la nourriture traditionnelle des Féroé (an anglais)

    Y aller ?

    Depuis le 1er juillet 2019 , la compagnie aérienne nationale des îles Féroé Atlantic Airwaysen partage de code avec Air France, relie Paris-CDG à l'aéroport international de Vágar (FAE) en A319 à raison de 3 vols hebdomadaires les lundis, mercredis et vendredis durant l’été (jusqu’au 31 septembre 2019) puis à raison de 2 vols par semaine les lundis et vendredis durant la saison hiver 2019-2020.

    L’aller-retour Paris-CDG-Vagár est actuellement disponible à partir de 221€ (Tarif TTC aller-retour en classe Économique).

    Les autres jours, possibilité de rejoindre Vágar via Copenhague (CPH).