Les 50 chefs qui font Paris #23 : rencontre avec Thierry Marx (Mandarin Oriental Paris)
Apaisé, Thierry Marx l’est aujourd’hui certainement. Même si l'on sent poindre la colère quand il évoque son parcours cabossé. Ou la difficulté à ne pas se laisser enfermer par le déterminisme social. Engagé, le chef doublement étoilé du Mandarin Oriental Paris l'est plus que jamais, multipliant les projets dans l’univers social et solidaire.
Pendant plus d’une heure, Thierry Marx a ainsi pris le temps de revenir sur son « parcours de vie compliqué », les rencontres qui ont marqué sa vie de jeune homme, la faisant basculer des cités au compagnonnage, des régiments de paras aux cuisines triplement étoilées des plus grands restaurants du monde, de Ménilmontant à Sydney ou Tokyo. Mais bien plus qu’un passage en revue de son impressionnant CV, ce chef iconoclaste et « franc-tireur » (il assume volontiers le qualitatif dont l’affublent les médias), à la tête de l’un des restaurants les plus atypiques de la capitale, le très intimiste Sur Mesure au Mandarin Oriental Paris, partage avec nous sa conception du métier de chef et sa vision du monde, parfois impitoyable, de la gastronomie. Sans langue de bois, ni faux-fuyants, Thierry Marx livre un témoignage personnel sincère et captivant sur sa vie hors norme de cuisinier, de chef d’entreprise ou de militant. À rencontre exceptionnelle, format exceptionnel. S’il vous faudra environ douze minutes pour lire l’intégralité de cet entretien fleuve avec l’un des leaders les plus charismatiques de son univers, vous ne devriez pas le regretter !
LA JEUNESSE DE THIERRY MARX, DES CITÉS À LA PÂTISSERIE EN PASSANT PAR L’ARMÉE
YONDER: Bonjour Thierry Marx. Prenons quelques instants pour revenir sur vos débuts. Quel est votre premier souvenir lié à la cuisine ?
Thierry Marx : j’ai passé ma petite enfance dans un quartier populaire du 20ème, la cité du 140 rue de Ménilmontant. Je passais tous les matins devant la boulangerie de Bernard Ganachaud qui ne cessait de grandir. D’année en année, cet homme, qui était à contre-courant de tout le monde, avait réussi à devenir une référence en termes de qualité. Mais plutôt que la boulangerie, c’est la réussite qui m’intriguait, en particulier dans une cité toujours en tension. J’ai trouvé bluffant cette audace, cette volonté d’amener de la qualité dans un quartier où elle était en disparition, ce développement incessant.
Vous avez connu à cette même époque une longue période d’échec scolaire ?
Ma grand-mère me disait toujours : « Les riches ont le savoir donc ils ont le pouvoir ». Je savais qu’il fallait lire, écrire et compter pour ne pas me faire voler. Mais l’arrivée au collège, à Champigny-sur-Marne où mes parents avaient déménagé, a marqué un décrochage. Je ne savais pas ce que j’y faisais. J’ai été envoyé dans une classe de transition où je ne comprenais pas davantage ce que j’apprenais. On m’a ensuite envoyé dans un collège d’enseignement technique apprendre la mécanique générale. Ce n’était pas non plus mon truc, je me suis barré ! [Rires] Je suis parti avec beaucoup de frustration. Sans le sport, dans une cité, entre deux bagarres, on est toujours à deux doigts de basculer. C'est l'errance.
Le sport vous aide alors à garder un cadre ?
Le judo va effectivement m’aider à gagner de la confiance hors du système scolaire.
En 1976, vous intégrez les Compagnons du Devoir à 17 ans.
Je n’avais pas le niveau scolaire pour intégrer une classe de Sports Études en judo. Mon grand-père m’a aiguillé vers les Compagnons du Devoir pour faire un apprentissage en pâtisserie, me rappelant que c’était quelque chose dont j’avais parlé plus jeune. Je me suis présenté et j’ai été pris sur le tour de France avec les Compagnons.
C’est à ce moment de votre vie que vous avez un déclic avec la cuisine ?
Pas du tout avec la cuisine, du moins pas encore. J’étais en pâtisserie à cette époque de ma vie. En revanche, il y a un déclic avec le monde ouvrier. Je quitte la cité, je vis dans une maison de compagnons et je m’y sens vraiment bien. La transmission orale, le fait que mon passé ne soit pas un souci, la discipline inculquée sans agressivité, tout cela me convenait parfaitement.
Vous quittez les Compagnons avec une idée plus précise de votre futur ?
Je repars avec un certain nombre de valeurs en tête : la parole donnée, l’engagement, la régularité, la rigueur, vécue comme un projet et non la rigueur subie, ou l’entraide qui est fondamentale chez les Compagnons. Cette fraternité d’hommes est géniale. Puis ça me donne confiance dans le monde du travail, de voir qu’il existe une fierté d’un employeur à avoir un Compagnon dans ses équipes.
Comment se fait ensuite la transition après cette période d’apprentissage enrichissante ?
Je reviens dans ma cité trois ans plus tard en me disant, avec quelques copains qui ont le même parcours que moi, que l’on est revenus à la case départ. La même cage d’escaliers, la même barre d’immeubles. C’est à ce moment là que je reçois la convocation pour les « 3 Jours », préalables au service militaire. En expliquant mon profil, notamment mon niveau en judo, à un officier, et en voyant une affiche qui avait une belle gueule, je décide de m’engager. Nouvelle vie, nouvelle énergie. Un mois plus tard, j’étais en Préparation Militaire Parachutiste. Cela m’a permis de ne pas revenir dans la cité.
La situation dans les cités était alors assez similaire à celle d’aujourd’hui ?
La situation s’est considérablement dégradée. À mon époque, il y avait la baston, les débuts du chômage de masse, l’humiliation sociale, les petits trafics mais la came n’était pas arrivée. Les fumeurs de joints étaient ceux qui allaient à l’université. Ce n’est pas quelque chose qu’on connaissait.
Comment se déroule votre retour en France, après l’armée ?
C’est compliqué. En revenant à la vie civile, vous n’êtes plus militaire. Vous n’êtes plus pâtissier non plus. Vous avez perdu vos contacts. Je décide alors de reprendre des études. Je passe le brevet des collèges en candidat libre au lycée Hélène-Boucher à Paris, entre gens des quartiers. Nos professeurs, formidables, nous encouragent à tenter le baccalauréat qu’on finit par obtenir, bien que personne ne nous l’ait jamais demandé !
Puis vous quittez la France…
Je pense à ce moment là que la France n’a rien à m’offrir donc je décide de partir à l’étranger. En lisant les annonces dans France-Soir, je trouve une offre pour un poste de boulanger-pâtissier au Regency Hotel de Sydney. C’est comme ça que je pars en Australie, moins de quinze jours après avoir postulé. Adieu vieille Europe !
LE PARCOURS, DE PÂTISSIER À CUISINIER, DE SYDNEY À TOKYO
C’est à Sydney que vous ferez vos véritables débuts en cuisine ?
Le chef autrichien du Regency comprend que je n’ai pas assez d’argent pour vivre à Sydney avec mon seul salaire de boulanger-pâtissier. C’est lui qui me fait donc embaucher au service des banquets pensant, qu’en tant que Français, je connais un peu la cuisine. Alors que ce n’était pas le cas ! Avec l’aide d’un bouquin de recettes, je fais illusion. Et surtout, ça me plaît. J’ai un bon feeling avec la cuisine, je me sors des situations périlleuses et je commence à encadrer une équipe.
À votre retour en France, vous entamez donc une carrière en cuisine.
L’un des chefs professeurs à l’école Belliard, où je passais mon CAP de cuisine en candidat libre, m’explique que dans ce milieu « le namedropping compte plus que les diplômes ». C’est comme ça que je me retrouve à aller jusqu’à Saulieu rencontrer Bernard Loiseau, un chef qui avait une très forte personnalité et qui sortait de l'image du chef classique. Il n’avait pas de travail pour moi mais il m’a très sympathiquement invité à déjeuner. Il m’a fait goûter tout son menu dégustation. Je me rappelle encore des cuisses de grenouille. Je comprends alors que si je poursuis en cuisine, ce sera de cette manière. C’est un vrai déclic.
Vous retournez ensuite chercher un job à Paris.
J’arrive à me présenter dans deux restaurants parisiens. Le premier est un vrai c…. Le second entretien est chez Taillevent. J’y vais au culot en disant au chef de l’époque, Claude Deligne, que j’arrive de chez Bernard Loiseau. C’était vrai sauf que je n’ai pas précisé que je n’y avais jamais travaillé ! [Rires]. Ça a fonctionné. Le lendemain à 8 heures, je commençais.
Vous passez ensuite par la case Robuchon.
À presque 25 ans, j’étais déjà trop vieux pour être commis de cuisine. Mais il me propose de partir au Japon. J’avais ma culture de judoka, le Japon m’avait toujours fait rêvé donc j’accepte. Il y a alors un second déclic.
Vous avez ressenti que votre parcours atypique était un frein pour votre carrière ?
Arriver d’un quartier difficile avec un parcours de vie compliqué comme le mien rendait l’accès aux grandes maisons impossible. Dans ce métier, ne pas être « fils de » ou « élève de » n’est pas simple. Je n’ai jamais eu le bon CV pour des établissements comme le George V qui préféraient systématiquement des profils plus jeunes, plus malléables. La cité nous collait à la peau. C’était très perturbant car j’ai eu le sentiment que ce pays n’avait rien pour les gens comme moi.
LE RETOUR EN FRANCE, LA PREMIÈRE ÉTOILE ET L’AFFIRMATION EN TANT QUE CHEF
À votre retour, vous vous installez comme chef au restaurant Roc en Val à Montlouis-sur-Loire, à 27 ans ?
Tout à fait. Première maison comme chef mais aussi comme partenaire Et première étoile en 1988. C’est un changement de vie extraordinaire d’avoir enfin la reconnaissance dans ce métier. Toute la profession, qui regardait à peine mon CV auparavant, commence à s’intéresser à ce que je fais. Je peux remercier Michelin pour cela.
Quel bilan tirez-vous de cette époque ?
J’ai appris à être chef mais aussi à être chef d’entreprise. Je découvre les trois casquettes du métier de chef : l’artisan, le savoir-faire - ainsi que le savoir faire faire, la capacité à déléguer - et la communication. Cette dernière partie était neuve pour moi. Malheureusement, la réussite de qualité et de communication ne n’est pas traduite par une réussite économique. Je l’ai payé cher. Mon parcours atypique n’était pas un atout, surtout auprès des banquiers et des investisseurs !
Vous poursuivez votre carrière au Cheval Blanc, un hôtel imaginé par Régine, au cœur de Nîmes ?
L’ouverture du Cheval Blanc était extraordinaire. Cet hôtel était la volonté du maire de Nîmes et de celle de Régine, alors la reine de la nuit parisienne. Je connaissais à peine Nîmes mais je fonce. On obtient une première étoile au bout de six mois. C’est une réussite de ce point de vue mais le projet ne tient pas la route à cause d’un imbroglio juridico-politique. Le maire, dont l’ambition était certainement surdimensionnée, ne sera pas réélu et le Cheval Blanc finira par fermer. Mais cela reste un très beau souvenir.
Vous repartez alors en Asie.
À Singapour où j’ouvre un restaurant, L’Aigle d’Or, au Duxtin Hotel. Le Singapour de l’époque n’est pas celui d’aujourd’hui, c’était une expérience sans grand intérêt. Je pars ensuite en Thaïlande au Sukhothai puis à l’Oriental où je fais la rencontre de Mandarin pour la première fois. J’enchaîne au Vietnam, Cambodge, Laos. C’est la vraie aventure dans une Asie encore très roots, avec peu de touristes occidentaux. Puis je retourne au Japon pour me redonner un cadre avant de revenir définitivement en France.
LE CHÂTEAU CORDEILLAN-BAGES À PAUILLAC
Vous rentrez ensuite dans le Bordelais reprendre le Château Cordeillan-Bages.
Je crois dans un premier temps que c’est à Bordeaux mais c’est en fait à 50 kilomètres de Bordeaux. En arrivant en plein hiver, le décor, uniquement constitué de piquets de vignes vides, n’est pas rieur. C’est même carrément moche [Rires]. Mais en découvrant la maison, j’ai un bon feeling. Je m’y sens immédiatement bien et je vais me battre à fond pour développer l’affaire.
C’est l’occasion pour vous de faire des rencontres importantes pour votre carrière de chef.
Grâce à Axa Millésime, une filiale d’Axa, je vais bénéficier d’une formation managériale de haut niveau pour apprendre à gérer les hommes et atteindre les objectifs fixés. José Gutman, qui est hélas décédé maintenant, m’envoie même à Berkeley pour me former. Je décrocherai deux diplômes dans ce cadre, certainement les plus importants de ma vie.
Et votre vie de chef de cuisine continue…
La vie d’artisan se poursuit en parallèle. Une première étoile puis une seconde dans la foulée. On est dans une logique de développement très positive, avec de nombreux projets annexes au restaurant gastronomique. C’était une belle aventure, très enrichissante qui va m’amener à diriger le château dans son ensemble et à bénéficier d’une première vague de notoriété importante, dans Libé qui me consacre un portrait sur sa quatrième de couv' puis dans Envoyé Spécial qui me dédie un reportage 52 minutes. Cela a d’ailleurs été un élément déclencheur pour que je m’investisse dans l’univers social et solidaire. Si je m’en suis sorti, pourquoi d’autres ne pourraient pas suivre le même parcours ?
L’ARRIVÉE AU MANDARIN ORIENTAL PARIS
Vous finissez par quitter Cordeillan-Bages en plein succès pour rejoindre le Mandarin Oriental Paris qui s’ouvre.
Après sept ans à Cordeillan-Bages, j’arrivais au bout d’un cycle, j’avais fait le tour du sujet. Je voulais alors retourner vivre au Japon. J’ai sollicité Mandarin Oriental pour rejoindre leur hôtel à Tokyo. Ils avaient déjà pourvu le poste mais m’ont proposé d’être dans la shortlist pour faire l’ouverture du Mandarin Oriental Paris. J’avais aimé chez Mandarin Oriental leur sens de l’humain prononcé, leur capacité à faire les choses différemment. On a d'ailleurs travaillé ensemble à définir un business model pour les restaurants de l’hôtel.
Vous arrivez donc pour la première fois à Paris en tant que chef en 2010 dans un grand hôtel de luxe, qui deviendra rapidement un palace.
Les débuts ont été compliqués, il a fallu s’imposer sans composer. Personne n’avait envie qu’on soit là. Je savais qu’on allait se faire massacrer par la presse française dans les premiers jours, notamment par François-Régis Gaudry et François Simon. Ce qui s'est confirmé dans les deux premières semaines. On s’est mobilisés avec les équipes et on a pris le parti de fêter ensemble les mauvais papiers et d’en faire l’analyse causale. J’accepte la critique constructive. Les opinions ne m’intéressent pas.
Il y a malgré tout un succès critique, celui des guides gastronomiques…
C’est vrai. Deux-étoiles Michelin, cinq toques et 19/20 au Gault&Millau, on s’est battus pour ça. Il fallait accepter de déranger des cercles, ne pas s'attendre à une grande solidarité des autres chefs en arrivant à Paris. Ma vie dans les quartiers m’a enseigné qu’il fallait savoir conserver une essence positive même si on n’a pas bénéficié d'une naissance positive. Il y a une énergie folle dans les quartiers mais aussi une franchise et une fraternité d’hommes qui manquent parfois dans l’univers évanescent et policé de la gastronomie et des grands restaurants.
On associe votre nom à la gastronomie moléculaire en France. Est-ce quelque chose que vous revendiquez toujours ?
Auguste Escoffier aurait pu revendiquer la cuisine moléculaire mais je n’ai pas la prétention d’être Escoffier. En revanche, il faut admettre plusieurs choses. Premièrement, il n’y a pas de conflit entre tradition et innovation. Seule la transmission compte. Deuxièmement, on ne peut pas créer sans aller voir au-delà des limites. Depuis Archestrate [dans l'Antiquité, Archestrate fut un poète, gastronome et grand voyageur grec du IVème siècle avant J.-C., NDLR] jusqu’à Escoffier, il ne s’est rien créé dans ce métier. Des trublions comme Ferran Adrià ou Heston Blumenthal ont décidé de regarder le métier autrement pour le faire évoluer, avec des ingénieurs physico-chimistes ou des designers. Ils ont fait avancé la cuisine. Dans les années 2000, je me suis posé la question entre simplement changer les dressages de mes plats pour sembler plus créatif ou aller vers l’innovation avec sincérité. J’ai suivi ce cheminement.
Comment définiriez-vous, avec le recul, la cuisine que vous faisiez auparavant ?
C’était une cuisine de suiveurs ! Le plus stupide que l’on puisse dire dans ce métier est que l’on « revisite les classiques ». Il n’existe pas de classiques dans l’absolu. Un plat classique a été un plat moderne à une époque. J’ai véritablement commencé à être créatif quand j’ai accepté de travailler avec d’autres cerveaux que le mien, y compris des personnalités n’évoluant pas dans l’univers de la cuisine. D’ailleurs, malgré le buzz autour de l’Espagne ou d’autres pays, il faut noter que la seule chaire universitaire de recherche gastronomique est en France à l’Université Paris-Sud d’Orsay.
Cela permet d’ouvrir une fenêtre sur la cuisine du futur ?
D’abord, cela m’a appris beaucoup sur la cuisine dite « classique ». Pour analyser le présent, il faut se replonger dans l’Histoire. Cette chaire est très dynamique et permet d’ouvrir des fractales très intéressantes, notamment pour la gastronomie mais aussi pour d’autres domaines comme l’environnement. Le fait d’être associé à la cuisine moléculaire ne me dérange donc pas. Je préfère avoir cette étiquette que celle du « terroir-caisse », un boulevard qui a été fait à l’industrie agroalimentaire à force que l’idée de terroir ne soit surexploitée par les chefs.
Cette vision de la cuisine était partagée par Mandarin Oriental ?
La vision de Mandarin Oriental est très intéressante : elle est internationale et tourne autour du concept même de restaurant. Est-ce que l’on vient dans nos maisons parce qu’on a faim ? Ou est-ce que l’on vient chercher de l’émotion ? Plutôt que de mettre les styles en opposition, l’enseigne propose des signatures très complémentaires. C’est comme ça qu’Heston Blumenthal côtoie Daniel Boulud au Mandarin Oriental de Londres. Cela me semble audacieux de leur part de mettre en avant des cuisines d’auteur différentes.
INSPIRATIONS, INFLUENCES & VISIONS
Au-delà de ceux avec lesquels vous avez directement travaillé, quels sont les chefs qui ont été les plus importants dans votre carrière en termes d’inspiration et d’influence ?
J’aime beaucoup Pierre Gagnaire, Michel Bras, Olivier Roellinger, Jacques Maximin ou Alain Chapel que j'ai eu la chance de côtoyer. Ce sont vraiment des auteurs, capables de créer une cuisine, mais aussi un environnement, un univers. Ils n’ont jamais été des suiveurs, ils n’ont jamais fait comme les autres et ont, au contraire, été une source d’inspiration pour beaucoup. C’est rare. Il n’y en a pas légion dans l’histoire culinaire française. Antonin Carême, Jules Gouffé, Auguste Escoffier, Paul Bocuse les ont précédés mais il ne sont pas cinquante.
Cela rejoint la question de l’audace en cuisine.
L’audace manque souvent en France, en particulier en comparaison avec ce qu’il se passe hors de nos frontières, au Japon ou aux États-Unis par exemple. La cuisine reste en France très codifiée, elle ne doit pas déranger les cercles. Il suffit de lire les revues principales s’adressant aux professionnels de notre métier. On y voit les mêmes dressages, les mêmes bordures d’assiette, les mêmes tendances… La cuisine suit beaucoup de modes. Je garde en tête cette citation de Coco Chanel. « Foutez-vous des modes, gardez le style, c’est ce qu’on retiendra ». Cette pensée unique en France est inquiétante. Heureusement, le modèle français a de la marge pour évoluer.
Hors de nos frontières, il y a des noms de chefs ou de restaurants que vous trouvez particulièrement intéressants ?
Nihonryori RyuGin à Tokyo [31ème dans le classement des World’s 50 Best 2016, NDLR] est un restaurant toujours très intéressant. César Ramírez, du restaurant Chef's Table at Brooklyn Fare, m’a souvent bluffé tout comme Ferran Adrià dont je dois aller voir le nouveau restaurant à Barcelone bientôt. Ils ont osé déroger à des cercles tout en apprenant à se faire respecter auparavant.
Vos voyages au Japon ont également été une source d’inspiration importante pour vous ?
Le Japon, ses arts martiaux, sa cuisine sont au cœur de ma culture personnelle. C’est un pays qui m’a beaucoup apporté sur la compréhension des saisons, sur la naturalité. Donner un confort de dégustation à un produit tout en restant au plus près de son goût originel est mon fer de lance, mon satori comme diraient les Japonais. Puis il y a la précision du geste, la coupe juste, le goût juste, la maîtrise du feu, le bon timing. Ce sont des mouvements universels de la cuisine, absolument essentiels. Le reste, ce ne sont que des détails. Il ne peut y avoir d’innovation dans la cuisine sans la maîtrise de ces fondamentaux. Et on ne peut pas durer en cuisine sans la connaissance de ces bases.
Quant aux recettes, elles arrivent en bout de chaîne, elles sont essentiellement cosmétiques. La cuisine c'est beaucoup plus que des recettes était d’ailleurs le titre d’un ouvrage d’Alain Chapel. Jules Gouffé [célèbre cuisinier et pâtissier français du XIXème siècle, NDLR] expliquait que s’il avait mis tant de temps à écrire ses livres de cuisine, c’est parce que tout ce qui avait été publié auparavant ne servait à rien. Il n’avait pas tort. Il s’agissait essentiellement de plagiat, de copie de ce qui avait déjà été fait. Au-delà de quelques ouvrages de référence, il ne s’est rien écrit de sérieux sur le geste ou les fondamentaux.
Vous dénoncez une certaine forme d’uniformisation en cuisine ?
Aujourd’hui, on consomme davantage des personnalités et des chefs que de la cuisine. Ce n’est pas propre à la France mais cela correspond à une tendance de fond, dans un monde accéléré, où les médias font et défont des carrières en quelques semaines. Les fournisseurs sont les mêmes, les ingrédients sont identiques. Il n’y a souvent pas de prise de risque au-delà de l’habillage qui va autour de la cuisine.
AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Vous multipliez les projets, au-delà du Mandarin Oriental : une boulangerie à Paris, une brasserie à la Gare du Nord, La Villa Marx à Lyon prévue au printemps. À quoi faut-il s’attendre désormais ?
J’interviens dans deux grands types de projets. Mes propres affaires et celles liées à mes écoles de formation comme à l'Étoile du Nord où le personnel est en partie issu de mes centres de formation. Ce sera la même chose à Lyon. Pour les boulangeries, la démarche est différente. J’apporte ma compétence mais le projet est d’abord piloté par des spécialistes de la boulangerie en vue d’un développement national et international.
J’aime entreprendre mais je ne suis pas un chef à empire. Je n’ai pas vocation à revendiquer des restaurants étoilés partout dans le monde. Je n’ai pas ce don d’ubiquité. Je ne vois pas comment cela pourrait fonctionner. Cela supposerait d’avoir une cuisine linéaire, duplicable, avec peu de spontanéité.
Vous passez donc votre temps ici, au Mandarin Oriental Paris ?
Mon restaurant est ici, au Mandarin Oriental Paris, et j’ai des bureaux à deux pas, rue Saint-Honoré. Je ne bouge que très peu d’ici. Quand le Sur Mesure est fermé, je pars au Japon dans mon restaurant à Tokyo. Mais le reste du temps, je suis ici, en cuisine. Chaque matin, à 11h30, on est encore en pleine réflexion sur ce qui sera servi au déjeuner.
Un mot pour la fin ?
Il y a beaucoup de projets en cours. Ce que je fais ici au Mandarin Oriental évidemment mais il y a aussi les boulangeries, les brasseries ou les écoles de formation dans les quartiers, qui ont un taux de retour à l’emploi de 94%. On doit d'ailleurs en ouvrir aux États-Unis ou à Medellín en Colombie. On va continuer sur ces bases. « Savoir être pour durer », en conservant l’énergie actuelle.