Paris : For the Love of Food, restaurant éphémère et incubateur de chefs
Si Todd Hartwell aime cuisiner depuis l’enfance, il ne se voyait pas passer toute son énergie dans l’ouverture d’un restaurant. Ce n’est qu’à la suite d’une carrière de directeur financier dans le domaine du luxe et du vin qu’il entend parler du concept de shared kitchen. Il en visite alors plusieurs en Californie, et s’étonne de voir qu’il ne s’agit souvent que de « cuisines où défilent les chefs, sans véritable interaction entre eux ». L’idée d’ouvrir un lieu similaire en version augmentée est née. Mais tout reste à faire.
For the Love of Food « donne une chance à ceux qui en ont moins »
Sa rencontre avec le photographe Olivier Nizet il y a trois ans sera décisive. « Au début, on voulait simplement ouvrir un food truck. Et puis on a imaginé un lieu avec une approche globale, qui puisse aussi promouvoir la musique, l’art… ». Peu à peu, les astres s’alignent, et les deux associés trouvent un atelier de cuisine rue des Tournelles prêt à accueillir le projet. L’avantage ? Le matériel étant déjà là, l’investissement de départ est limité, et les perspectives de rentabilité réelles, se plaît à souligner l’ex-directeur financier que certains journalistes ont essayé de coincer sur l’aspect utopiste du projet.
Car tout est selon lui une question de bon sens : « Pourquoi ouvrir chaque jour, au risque de s’épuiser ? Paris est une ville où il y a tant à faire. On ne doit pas se nourrir uniquement de nourriture ! » For the Love of Food ouvre donc du jeudi au samedi, avec deux services au déjeuner et au dîner, dont un second qui affiche souvent complet. Pas de service en salle, chacun va chercher son plat auprès du chef dont il a préalablement choisi le menu. « Le fait d’aller jusqu’au chef permet d’échanger, de créer une rencontre », là où d’ordinaire il n’y a qu’une prestation.
Le concept : trois chefs, trois menus uniques
Le concept est simple : trois chefs en résidence pour un mois, présentant chacun un menu unique, à choisir à l’avance lors de la réservation. Sélectionnés sur dossier en fonction de leur profil, de l’originalité de leur cuisine, mais aussi pour leur appartenance à la catégorie de ceux qui ont eu « moins de chance que d’autres ».
Ce n’est donc pas un hasard si Todd choisit de faire une première sélection 100% féminine. « Ce qui est étonnant, c’est qu’autour de moi au Canada, les femmes étaient toujours les personnes les plus capables, les plus talentueuses, et je ne retrouvais pas cela dans le monde de la cuisine. » Pour les prochaines sélections, il entend mettre en avant des chefs réfugiés, LGBTQ+, seniors… « Tous ces gens qui aiment cuisiner, le font bien, mais sur lesquels on ne mise jamais. »
Chaque résident accepte de ne pas être rémunéré. « Ce qui permet de faire un véritable tri parmi les candidatures, de trouver des gens ouverts et généreux. » Là encore, point d’utopie, mais du long terme, les perspectives étant nombreuses. En fin de repas, les hôtes sont invités à remplir une petite fiche, évaluant plusieurs critères : originalité, saveurs… En définitive, les chefs les mieux classés se verront obtenir une bourse allant jusqu’à 8,000 euros, et surtout : « Chaque chef bénéficie ici d’une visibilité médiatique sans précédent, et de nombreux investisseurs se montrent déjà intéressés par les différents projets mis en avant. »
Les valeurs : ouverture, partage et anti-gaspillage
Derrière les fourneaux, tout le monde est logé à la même enseigne. « On veut que les chefs partagent les mêmes valeurs, telles que l’utilisation exclusive de produits de saison, et l’absence de gaspillage. Étant donné qu’on accueille des chefs d’origine étrangère, nous avons dû renoncer au locavorisme, car certains ingrédients viennent de loin. ». Les cheffes mettent cependant un point d’honneur à sélectionner des produits vertueux, comme le souligne Rebecca Lockwood, cheffe brésilienne en résidence. « Le manioc est à la base de toute la gastronomie brésilienne. C’est une racine qui pousse facilement, qu’on peut décliner à l’infini, qui nourrit des milliards de personnes. C’est selon moi l’aliment du 21ème siècle ! »
Pour cette originaire d’Amazonie, l’engagement culinaire se double d’un message politique, avec des assiettes censées représenter l’état actuel de destruction de la faune et de la flore locales : son tutu de haricots noirs et tofu fumé, potiron à l'orange, betterave, okra en tempura et tuile au manioc se veut un rappel des incendies qui ravagent la forêt amazonienne dans l’indifférence générale. Le tout adouci par un dessert plein de nostalgie, un beignet « des étudiants » au manioc et glace dolce de leite. « En goûtant à nouveau ces saveurs de l’adolescence, certains Brésiliens en ont versé quelques larmes d’émotion. »
Dans l’assiette : « un tour du monde sans jet lag »
Si chacune des cheffes de ce mois d’octobre présente un parcours très différent, on retrouve dans les assiettes la même envie de sublimer des produits de saison. Du côté de la cheffe française Évelyne Farkas, on trouvera donc un flan aux champignons de Paris, un dos de cabillaud rôti infusé à la sauge et une tartelette aux reines-claudes. « J’ai déjà eu un restaurant, mais il est parfois difficile de se retrouver face à soi-même. Ici, on se parle, on échange. J’ai plus progressé en trois semaines qu’en plusieurs années seule en cuisine ! ».
Même son de casserole du côté de l’Italienne Laetitia Vizzacherro. Formée auprès de chefs étoilés, elle se concentre désormais sur une cuisine du « povero » qu’elle se plaît à rendre plus sophistiquée, à l’image de cette étonnante raviole ricotta speck, citron, oeuf coulant, crème de parmesan, Pecorino à la truffe, servie uniquement le soir — par chance, une rescapée de la veille atterrira par miracle dans notre assiette. Aucun gaspillage ne saurait être toléré, pour notre plus grand bonheur.
Dans la cave, des vins sélectionnés par Todd en personne auprès de petits producteurs, avec un désir de mettre en avant des appellations souvent méconnues au bataillon des œnophiles.
La suite ? Face à l’engouement provoqué par cette première adresse, Todd et Olivier sont déjà à la recherche d’un lieu pérenne à Paris pour le printemps, et envisagent l’ouverture d’un lieu similaire… à Barcelone !
PRATIQUE
For the Love of Food
80 rue des Tournelles, Paris 3ème
Ouvert uniquement les jeudis, vendredis et samedis.
Menu entrée-plat-dessert à 24€ au déjeuner ; deux entrées-plat-dessert à 38€ au dîner.
Informations et réservations en ligne sur le site Web officiel de For the Love of Food