À Ganghwa-do, face-à-face avec la Corée du Nord
Direction Ganghwa-do (강화도), une île à l’extrême nord de la Corée du Sud, dans l’embouchure du Fleuve Han. De l’autre côté de l’eau, la Corée du Nord est à deux kilomètres. En Corée du Sud depuis une semaine, j’avais envie de me rendre sur l’île pour échapper au tumulte de Séoul.
Départ depuis le terminal des bus d’Incheon. Je monte dans le numéro 800 aux côtés d’une troupe de grands-mères en tenues de randonnée fluorescentes. Elles papotent gaiement dans le car, leurs bâtons de marche télescopiques accrochés à leurs sacs à dos, impatientes de se promener. Nous traversons Incheon, puis Gimpo en deux heures avant d’arriver au terminal d’autobus de Ganghwa. Classique, la ville au centre de l’île compte de nombreuses boutiques dont les devantures et les enseignes s’alignent le long de la rue principale. Seule une muraille, qui monte le long d’une colline couronnée d’un temple, casse la monotonie du lieu.
Je suis perdu, je ne comprends pas le plan sur le mur du terminal. Un vieux monsieur qui m’observe finit par me conduire jusqu’à la bonne ligne. Je n’ai que dix minutes à attendre avant de monter dans un vieux bus à l’allure soviétique, traversant l’île en une demi-heure, me laissant enfin découvrir la campagne coréenne. Nous passons devant les dolmens de Bugeun-ri (부근리석묘군) classés au Patrimoine mondial de l'UNESCO. Les champs encore vides, les hangars, les rizières boueuses défilent le long de la route chaotique. Je me sens vraiment perdu en pleine Corée. Inutile de préciser que depuis le début de la journée, je suis le seul Occidental, et les regards se tournent régulièrement vers moi, intrigués par ma présence dans ces lieux périurbains sans grand intérêt.
À travers les vitres qui tressautent, je finis par apercevoir de l’eau boueuse. L’embouchure du fleuve Han s'ouvre ici sur la mer Jaune. De l’autre côté, des montagnes pelées et de grandes plaines. C’est seulement après quelques secondes que je me rends compte que ces montagnes, ces plaines, c’est la Corée du Nord. La Corée du Nord ! J’ai une sensation étrange. Malgré la banalité du paysage devant moi, je me rappelle des journaux télévisés, des reportages, des cours d’Histoire brossant le portrait d’un pays vraiment singulier... voire franchement invivable. Pourtant tout ce que j’ai devant les yeux est une rivière boueuse et des montagnes vides ; s'en est presque décevant. Mais je suis vite rappelé à l’ordre par les deux rangées de barbelés qui se dressent au bord de l’eau, entrecoupées de miradors. Le bus franchit deux barrages militaires, sans s’arrêter, mais j’ai un coup au cœur en voyant le premier.
Perdu dans mes pensées, je rate l’Observatoire, le but de ma visite, au point le plus au Nord. Je descends un bon kilomètre plus loin, dans un virage, sur la route sans trottoirs ni maisons. Seuls les arbres sans feuilles et les rizières en contre-bas m’entourent, le double barbelé et le fleuve boueux ajoutant une atmosphère inquiétante. À cause des contrôles routiers, des clôtures, des abris militaires, je ne sais pas si j’ai le droit d’être là, ou de prendre des photos. Je cache mon appareil dès que j’entends une voiture approcher. L'une d'elle ralentit à mon approche. Le conducteur est intrigué de me voir ici.
J’atteins enfin l’entrée de l’Observatoire, gravis la pente raide menant au sommet de la colline et paie les 2500 wons pour entrer. Seul sur les lieux, je ne sais pas trop où aller lorsqu’une employée accourt vers moi en me parlant en coréen et me guide (sans me laisser d’autre choix) vers une salle ronde vitrée au deuxième étage, avec des rangées de petits sofas en cuirs bruns. Je comprends par sa véhémence qu’elle me dit de m’asseoir.
Elle lance ensuite un film en anglais sur l’histoire de la partition entre les deux pays. Il décrit le paysage visible depuis l’Observatoire : chaque village, école militaire, champs ou canal. Après m’avoir demandé une pièce de 500 wons, la guide enclenche des jumelles d’observation, braquées de l’autre côté du fleuve, me permettant de détailler le panorama. De jolis petits villages parsèment une grande plaine agricole bien quadrillée, où travaillent des ouvriers dans de magnifiques tracteurs. Des drapeaux rouges communistes flottent dans les champs. Je vois des civils, marchant le long des digues et des canaux, des nord-coréens, vivant heureux, paisibles. Mais tout ceci n’est qu’une façade, une carte postale qui sert à cacher ce qu’il se passe au-delà des montagnes. Des dizaines de millions de personnes privées de liberté qui ne mangent pas à leur faim, sous le joug d’un régime essayant de faire croire l'inverse au reste du monde.
Au dehors, je reste assez longtemps à observer le paysage depuis la plateforme et le jardin adjacent. Malgré la musique kitsch de Placindo Domingo et les quelques Coréens arrivés entre-temps se prenant en photo face à la Corée du Nord. Je suis étrangement ému en pensant aux personnes se trouvant à 2,3 kilomètres de moi, de l'autre côté du fleuve.
Je reviens au terminal de Ganghwa par le bus 27, puis à Incheon par le bus 800, en compagnie des grands-mères aperçues plus tôt dans la journée. Épuisées de leur journée, elles étaient plus silencieuses qu'à l'aller.