Entretien avec Antoine Gras, le chef des Barmes de l’Ours à Val d’Isère
Il entame sa 5e année en tant que chef, poste qu’il assure depuis l’âge de 24 ans. Natif du Puy-de-Dôme, ayant fait ses armes auprès d’Arnaud Donckele dans le Var et des Meilleur père et fils en Savoie, il aime confronter ses origines et ses souvenirs de voyage au terroir savoyard, comme une manière de remettre au goût du jour des plats d’antan en y apportant des saveurs d’ailleurs.
YONDER : Qu’est-ce qui vous a fait venir ici ?
Antoine Gras : J’ai commencé par le lycée hôtelier de Chamalières, puis réalisé des stages dans de grandes maisons auvergnates, notamment chez Jacques et Régis Marcon. Lorsque je suis arrivé aux Barmes de l’Ours, l’une des bonnes adresses de Val d’Isère, il y avait déjà une étoile, le chef s’appelait Alain Lamaison. J’ai eu un coup de cœur pour cette maison au moment où j’ai passé la porte. C’est un lieu où je me suis tout de suite senti bien, où je me voyais continuer. Ce genre de rares sensations qui ne s’expliquent pas ! J’ai commencé au poste de commis. Parallèlement, j’ai travaillé quatre étés de suite chez Arnaud Donckele à La Vague d’Or à Saint-Tropez.
Quel poste occupiez-vous à La Vague d’Or ?
J’ai commencé par les entrées, puis j’ai fait tous les postes : les sauces, les cuissons, les garnitures. Avec lui, l’expérience va au-delà de faire des plats. J’adore sa façon de voir le service et d’essayer de donner le meilleur au client, en étant toujours dans la remise en question. Cette maison et ce chef ont été très formateurs pour moi.
Qu’avez-vous appris concrètement aux côtés d’Arnaud Donckele ?
Énormément sur l’équilibre des goûts dans les sauces, dans les ragoûts, avec des touches d’acidité tout en restant dans la gourmandise. Ce jeu d’équilibriste est un peu sa signature, et on ne le retrouve nulle part ailleurs. C’est un très grand saucier, d’une précision incroyable, il a un vrai palais. Il goûte tout et rectifie sans arrêt.
Avez-vous fait d’autres maisons ?
Je suis ensuite parti à La Bouitte, chez les Meilleur, une table incontournable mais aussi l’un des plus authentiques hôtels à la montagne, où j’ai fait une saison d’hiver. C’était la première année de leur troisième étoile Michelin, en 2015. C’est une cuisine qui est très différente : ils m’ont appris la générosité. Ce sont les ambassadeurs d’un terroir, avec une forte identité de produits. Leur marque de fabrique, c’est la Savoie, et ils veulent faire vivre l’expérience à leurs clients. Les plats sont bruts, et le terroir savoyard ressort dans chacun d’eux, avec une précision déconcertante. Je ne suis pas resté plus, car j’ai été rappelé aux Barmes pour être le sous-chef d’Alain Lamaison, une belle opportunité dans une maison qui me tenait aussi à cœur. Je suis donc revenu en 2016, avant de prendre le poste de chef en 2017. Entre temps, l’étoile avait été perdue (lors de l’hiver 2016). Alain Lamaison est parti juste après, mais pas pour cette raison, seulement pour voir d’autres horizons.
Comment vous définiriez la cuisine d’Alain Lamaison ?
C’était une cuisine de voyage, avec beaucoup d’influences, mais toujours reliée aux plats de tradition savoyarde. Une cuisine gourmande, dans la générosité. Il aimait les aromatiques puissantes, les jus corsés, et les vrais partis pris gustatifs. Tous les produits arrivaient entiers, avant d’être répartis avec le bistrot, on était déjà inscrits dans une logique de bon sourcing. L’ancrage local n’était pas très poussé avec toutes ces influences d’ailleurs, mais il en faisait sa force.
Quels sont les plats qui vous ont marqué ?
Il faisait des plats très canailles, à base d’abats par exemple, j’aimais beaucoup ! C’était la partie plus rigolote, la plus montagnarde !
Et quel est votre style de cuisine ? Vers quoi vous orientez vous désormais en tant que chef ?
Entre les premières années et maintenant, la cuisine a beaucoup évolué. On a refait complètement l’environnement du restaurant pour qu’il soit plus en adéquation avec ce qu’on y fait. J’aime proposer une cuisine aux accents savoyards, sans m’interdire d’aller chercher des produits d’ailleurs. On relie toujours nos plats à la région d’une manière ou d’une autre. Par exemple, on fait un turbot, et on lui apporte une cuisson d’ici, comme une potée aux choux qu’on laisserait mijoter sur un coin de la plaque chez les grand-mères savoyardes. On a voulu reproduire cette méthodologie de cuisson et cette aromatique avec un côté un peu brut, en mettant un ragoût au fond. Mais il y a quand même de l’élégance, avec une mousse et une cuisson précise du poisson. Cela résume bien notre cuisine. On fait aussi un pot-au-feu à la Saint-Jacques en hiver, quand c’est la pleine saison. Pour la rendre plus chaleureuse, on la poche dans le bouillon, et on retrouve la moelle de bœuf en fines barrettes posées en dessous, avec de la truffe. On a pris tous les légumes que l’on retrouve dans le pot-au-feu, qu’on cuit avec les sucs, avant de les lier à la moelle. C’est un plat très chaleureux avec un ancrage local, bien que le produit ne le soit pas. On a envie d’y retourner et de finir l’assiette en sauçant.
Travaillez-vous en circuits courts ?
C’est notre principale manière de travailler, à 80 % je dirais. Pour autant, on n’en fait pas notre marque de fabrique pour ne pas décevoir les clients qui pourraient attendre de la cuisine entièrement savoyarde. Ma cuisine est différente, locale avec des notes d’ailleurs, parce que c’est mon histoire. La Savoie est ma région d’adoption mais je viens d'Auvergne. Cette démarche est venue naturellement, sans me mettre de frein. Au-delà de l’ancrage, le plus important, c’est la saisonnalité des produits. On travaille des poissons de lacs, mais aussi de mer, comme la langoustine par exemple, pour faire un clin d’œil aux souvenirs que j’ai gardés de mon travail aux côtés d’Arnaud Donckele, à la Vague D’Or.
Et les viandes ?
On travaille plusieurs viandes, certaines proviennent de ma région natale comme le bœuf ou le veau de Haute-Loire… et d’autres du coin, comme l’agneau. Tout dépend de la saison. On aime beaucoup travailler les pièces entières.
Quel sont vos ambitions en cuisine ?
Je veux poursuivre la cuisine qui nous définit, c’est notre ADN : remettre les ragoûts d’antan au goût du jour, sans parler de « revisite »… Continuer à rechercher une cuisine de cocotte. Je ne pense pas que les mots « pot-au-feu », « poule-au-pot », « potée » soient des gros mots quand on vient en Savoie. On a envie de retrouver cette authenticité dans les plats, mais aussi d’être surpris. Ma signature : sélectionner un produit d’exception, qui peut venir d’ailleurs et en particulier de ma région d’origine, en intégrant cet esprit local.