Dans les Pouilles, récit d'un rituel, la pêche au poulpe
Sur la petite plage de San Vito, dans les Pouilles (1h30 de Lecce), dix heures du matin, un drôle de refrain résonne dans les oreilles des promeneurs. Des hommes chaussés de bottes en caoutchouc et vêtus d’un tablier en cuir brandissent en l’air, olympiens, une masse grise et informe qu’ils viennent écraser sur les berges graveleuses du port. Difficile de distinguer, à première vue, la victime de leur geste frénétique... J'observe les pêcheurs de loin, curieuse, me rapprochant d’eux peu à peu tout en admirant face à moi cette majestueuse abbaye qui semble protéger le port. Il se dégage de ce lieu une magie difficile à décrire.
Mon attention se dirige vers ces bourreaux de la mer. Je comprends que leur geste d’une violence et d’une brutalité inouïe n’est autre qu’une des premières étapes d’un méticuleux rituel auquel aucun pêcheur n’échappe. En m’approchant, je constate que cette masse grise dans leur main n’est autre qu’un poulpe, dont la taille dépend à la fois de l’expérience et de l’habileté du chasseur. La pêche au poulpe, en effet, ne s’arrête pas à la capture, cette dernière n’est finalement que le début d’une tout autre histoire. Car pour braver le poulpe, il faut être patient… et charpenté. Tout de suite après la pêche, les poulpes, alors plutôt raplaplats, sont soumis à une drôle de série de traitements dont l’objectif consiste à leur donner à la fois leur gourmande épaisseur et leur mâche savoureuse.
Lancer de poulpe
La première étape consiste à jeter à de nombreuses reprises le poulpe contre une surface dure et résistante. Ce geste, le plus brutal, vise à amollir les chairs et dénerver, en quelque sorte, l’entièreté de l’animal. Je ne saurais compter le nombre de coups infligés à ces pauvres petites pieuvres, mais le supplice semble infini. A chaque aller-retour, je plissais les yeux de douleur. Quand cela allait-il donc s’arrêter ? Seul le pêcheur semblait en avoir le secret. Et, c’est peut-être finalement quand il vient à fatiguer qu’enfin cesse ce maudit lancé
Tennis de poulpe
A la suite de la douloureuse étape de jeté suit celle des « coups », que l’on pourrait presque baptiser le « tennis de poulpe ». Le poulpe est en effet frappé, presque autant de fois qu’il n’avait été auparavant lancé, par une sorte de raquette de bois que brandit le pêcheur. J’ai le sentiment qu’il y avait quelque chose de l’ordre de l’achèvement dans ce second geste, comme si la raquette était là pour s’assurer que le poulpe avait bel et bien été correctement malmené. La violence ne semblait pas avoir de fin. Parallèlement, je ne pouvais m’empêcher d’admirer, coupablement peut-être, la technique, la précision et la méthode de ce pêcheur qui, sans faiblir, persévérait dans son action. Et cela d’autant plus qu’il fallait répéter le même mouvement pour tous les poulpes capturés.
Après la brutalité enfin, vint la douceur. De bourreau, le pêcheur est devenu bienfaiteur. C’est comme s’il avait pris machinalement conscience qu’il fallait rétablir l’équilibre et redonner au poulpe toute la tendresse dont il avait manqué.
Lavage au savon de mer
Avant d’être soigneusement dorloté, le poulpe est d’abord savamment nettoyé. La berge du port se métamorphose en un formidable lavoir. Toujours les bottes dans l’eau (il reste un homme de la mer), le blanchisseur attrape un animal de son seau et l’étale devant lui en y ajoutant un peu d’eau. Il plonge ses doigts vigoureux entre les tentacules, frotte et remue le céphalopode contre la berge rugueuse. Ce sont ces aspérités, plan de travail de fortune, qui sont à l’origine, soudain, d’un phénomène fascinant.
Là, sous mes yeux, je vois apparaître, tout autour de ce poulpe manipulé, de la mousse. Juste un peu, puis un peu plus, encore et encore, quasiment jusqu’à ce que le poulpe disparaisse entièrement sous cet amas d’une blancheur éclatante. Le poulpe baigne dans son écume savonneuse, son savon de mer.
Le land’eau
Le pêcheur met en forme enfin une sorte de landau aquatique composé d’un rustre morceau de bois rectangulaire surmonté d’une ou deux bassines abritant les poulpes éreintés. Grâce au morceau de bois, le pêcheur-cajoleur effectue alors un mouvement de balancier qui permet de remuer les habitants des contenants tout en oxygénant l’eau. Tel que l’on bercerait un jeune enfant, les poulpes sont cajolés par leur ex-tortionnaire. C’est le moment pour eux de souffler.
Peu à peu, tonifiés par le mouvement de balancier, la chaire auparavant maigrichonne gonfle. Une forme d’indescriptible magie opère, ils gagnent en épaisseur. Leurs tentacules prennent cette forme gourmande qu’on leur connaît. C’est le clou du spectacle, l’ultime étape. Les poulpes sont prêts à être dégustés. Et désormais c’est au tour du pêcheur de souffler, il a bien travaillé. On pourrait brandir un doigt menaçant, gonflé de colère et pointer, accusateur ce pêcheur pour avoir négligé, impunément, le bien-être de l’animal. J’imagine déjà sa réaction, pleine d’incompréhension.
Je l’ai observé pendant presque une heure, tourner, retourner, frapper, cajoler ses trois poulpes qu’il était parti pêcher le long des rochers dans la matinée. Il n’avait d’yeux que pour eux, ne détournait pour aucune raison son attention soigneuse de leur masse fébrile. Dans son regard, aucune cruauté. Bien au contraire. Une seule lueur brillait, profonde, celle du respect. Le respect d’un homme lié par le geste, sur ce tatami de la mer, à l’animal ainsi qu’à ses ancêtres, brouillant de fait les frontières du temps et de l’espace, du bien et du mal.
Il existe encore quelques endroits où le temps et l’argent ne sont pas comptés, où quelques pêcheurs pratiquent encore un savoir-faire hérité du passé. Et si en être témoin a de quoi tourmenter l’âme, au moins on sait. On sait, face à notre assiette, la fourchette piquée dans la chair, la valeur de ce poulpe d’or.
Alors, par pitié, ne vous goinfrez pas, observez, chérissez, savourez.