Mathieu BelayMathieu Belay, Le jeudi 11 mai 2017
Chefs

Les 50 chefs qui font Paris #26 : rencontre avec Michel Rostang et Nicolas Beaumann

Depuis près de quatre décennies, Michel Rostang est l’une des figures emblématiques de la scène gastronomique parisienne. Nous le retrouvons dans son restaurant du 17ème arrondissement aux côtés de son héritier désigné, Nicolas Beaumann.
  • Michel Rostang pose à côté de celui qui est destiné à reprendre les rênes de la Maison Rostang, Nicolas Beaumann © Maison Rostang
    Michel Rostang pose à côté de celui qui est destiné à reprendre les rênes de la Maison Rostang, Nicolas Beaumann © Maison Rostang
En 2018, Michel Rostang fêtera les quarante années de son restaurant de la rue Rennequin dans le 17ème arrondissement.

Il est l’un des grands « Monsieur » de la scène gastronomique parisienne. En 2018, Michel Rostang fêtera les quarante années de son restaurant de la rue Rennequin dans le 17ème arrondissement, où il s’est installé encore tout jeune cuisinier. Les journalistes qui ont couvert l’ouverture du modeste restaurant de l’époque s’appelaient alors Christian Millau, Henri Gault ou Claude Lebey, des personnalités ayant marqué l’histoire de la cuisine hexagonale.

Près de quatre décennies plus tard, Michel Rostang peut s’enorgueillir d’être à la tête de l’un des restaurants doublement étoilés à la longévité les plus impressionnantes (son restaurant peut se prévaloir de deux macarons depuis 1980 !). Ce fils de restaurateur fut également l’une des premières toques étoilées à s’intéresser à l’univers des bistrots dès la fin des années 1980, et ce bien avant l’émergence du mouvement bistronomique. De même, il fut l’un des cuisiniers français pionniers à traverser l’Atlantique pour y ouvrir des restaurants et contribuer à faire rayonner le repas gastronomique français au-delà de nos frontières. Aujourd'hui, cet expert hors pair de la truffe est considéré gardien du temple d’une cuisine classique tendant à se dissoudre dans la modernité.

C’est ce restaurateur visionnaire que nous rencontrons aujourd’hui pour un entretien exceptionnel. À ses côtés, et pour répondre à nos questions lors d’une interview croisée inédite, Nicolas Beaumann, son « héritier » désigné à la tête de la Maison Rostang. Avec déjà plus de douze années cumulées passées rue Rennequin, il est aux commandes des cuisines des restaurants depuis 2008. Avec la lourde tâche de continuer à faire vivre l’aventure initiée par son mentor en 1978.

  • Portrait de Nicolas Beaumann © Maison Rostang
  • Portrait de Michel Rostang © Maison Rostang

 

Michel Rostang : « Je suis tombé dans la marmite tout petit puisque je suis la sixième génération d’une famille de restaurateurs. »

 

LES DÉBUTS DE MICHEL ROSTANG ET NICOLAS BEAUMANN

YONDER: Bonjour Michel Rostang et Nicolas Beaumann. Pouvez-nous en dire plus sur vos débuts en cuisine ?

MICHEL ROSTANG (MR) : Je suis tombé dans la marmite tout petit puisque je suis la sixième génération d’une famille de restaurateurs. Quand on est gamin et qu’on habite dans le restaurant, on baigne en permanence dans ces effluves de bonne cuisine. Suivre la voie familiale était naturelle.

NICOLAS BEAUMANN (NB) : Je n’ai pas de famille dans la restauration ce qui ne m'a pas empêché de débuter jeune également, à 15 ans. Les métiers de service m’attiraient mais j’ai tout de même commencé en cuisine avant de faire tout mon cursus en apprentissage, à la fois en salle et en cuisine.

Pouvez-vous nous en dire plus sur vos parcours respectifs ?

MR : Après l’école hôtelière, j’ai intégré Lucas Carton, à l’époque [en 1967, NDLR] où le restaurant était l’une des plus grandes maisons parisiennes avec une brigade de près de 30 cuisiniers. Mon père m’avait pris quelques mois chez lui auparavant pour me dégrossir, c’était ma « prépa » [Rires].

NB : Je suis arrivé auprès de M. Rostang alors que j’étais en BTS. Je suis resté quatre ans avant qu’il ne mette dehors et ne me dise d’aller voir ailleurs [Rires]. J’ai ensuite passé cinq ans au Meurice avec Yannick Alléno puis je suis revenu ici en tant que chef en 2008.

Est-ce que la voie vers l’excellence et les grandes tables a été naturelle pour vous ?

MR : J’ai principalement fait Lucas Carton et Lasserre. Avec Ledoyen, il s’agissait de deux des plus grandes maisons parisiennes. Elles m’ont donné une base classique indispensable. Mais c’est aussi à cette époque que de nouveaux chefs commençaient à faire parler d’eux. Je me rappelle avoir emmené ma fiancée dans le petit bistrot de Michel Guérard, un lieu minuscule. Senderens avait aussi son petit restaurant rue de l’Exposition. J’ai complété mon tour de France avant de reprendre l’affaire familiale à La Marée à Paris ou chez Laporte à Biarritz qui étaient alors des maisons modernes, à la mode.

NB : Quand j’ai commencé en cuisine, les restaurants étoilés n’étaient pas du tout mon univers. J’ai débuté dans un petit restaurant de quartier avant d’atterrir, un peu par hasard, au Beauvilliers, un restaurant étoilé du 18ème, arrondissement C’est à ce moment là que j’ai pris goût au plus haut niveau : la finesse, les beaux produits… Le chef m’a ensuite recommandé de poursuivre mon apprentissage chez M. Rostang.

  • Le restaurant Lasserre à son âge d'or © DR
  • Esquisse du restaurant Lucas Carton, institution gastronomique parisienne, au début du XXème siècle © DR

 

Michel Rostang : « Tous  les grands de l’époque avaient fait le déplacement : Christian Millau, Henri Gault, Claude Lebey... »

 

LE RESTAURANT MICHEL ROSTANG RUE RENNEQUIN

Michel Rostang, vous ouvrez le restaurant de la rue Rennequin en 1978, à seulement 25 ans, c’est bien cela ?

MR : Tout à fait. Je venais de l’affaire familiale à Grenoble, qui avait deux étoiles mais où l’on s’ennuyait. Le restaurant, un ancien trois-étoiles avant la Guerre, n’était plus dans la campagne comme il l’était autrefois, il avait été absorbé par une zone industrielle. La qualité de vie n’était plus là. C’est ce qui m’a amené à Paris.

Quelle est votre idée à cette époque ?

MR : J’avais envie de me débrouiller seul, sans avoir à emprunter d’argent à mon père. J’ai acheté le restaurant ici pour une petite somme, et c’était parti ! Mais l’époque était différente. Il suffisait d’allumer la lumière pour que les gens entrent.

Quels souvenirs avez-vous de vos débuts parisiens ?

MR : Quand on a inauguré le restaurant le 24 août 1978, sur les douze tables que comptait le restaurant, onze d’entre elles étaient occupées par des journalistes. Tous  les grands de l’époque avaient fait le déplacement : Christian Millau, Henri Gault, Claude Lebey, Philippe Couderc, Michel Piot du Figaro… La soirée a été une catastrophe totale, on n’avait à peine fini les travaux et on n’était pas prêts ! Mais tous, très sympathiques, ont proposé de revenir quinze jours plus tard pour me laisser le temps d’être prêt. À part Couderc, personne n’a écrit un papier vache sur moi. Ils sont tous revenus dans le mois qui a suivi et ça a vraiment démarré.

Les journalistes, et créateurs du guide portant leurs deux noms, Henri Gault et Christian Millau © LAURENT MAOUS / GAMMA

 

Vous aviez déjà l’ambition de créer une grande table ?

MR : Bien sûr ! Je n’avais que 25 couverts à l’époque mais j’avais pour ambition de grandir. Je pensais déménager dans un plus grand restaurant mais j’ai finalement choisi d’agrandir cet espace en récupérant les locaux adjacents.

Nicolas, vous arrivez aux côtés de Michel Rostang une première fois en 1999 mais vous revenez en 2008 en tant que chef. Vous avez eu un vrai coup de cœur pour le restaurant ?

NB: Absolument, un coup de cœur avec la philosophie de la maison et son atmosphère familiale.

Nicolas Beaumann : « Entre 1978 et maintenant, la cuisine a beaucoup changé, et elle n’a pas attendu que j’arrive pour évoluer. »

 

LE CUISINE DE LA MAISON ROSTANG AUJOURD’HUI

Comment se déroule le processus de création en cuisine entre vous ?

MR : Nicolas a maintenant les mains libres, tout en respectant certains dogmes qui sont ceux de la maison. Il faut savoir conserver des repères, on ne peut pas tout changer du jour au lendemain. Nicolas a passé suffisamment de temps avec nous pour savoir perpétuer l’esprit de la maison. Il faut à la fois fidéliser nos clients historiques et attirer de nouveaux clients grâce à une cuisine plus moderne, trouver l’équilibre entre tradition et nouveauté.

Votre alliance est le meilleur des deux mondes, entre l’héritage et l’innovation ?

NB : Je ne pense pas que cela soit deux mondes. Il s’agit d’une seule et même cuisine qui a évolué. Il y a une vraie continuité. Entre 1978 et maintenant, la cuisine a beaucoup changé, et elle n’a pas attendu que j’arrive pour évoluer.

MR : J’ai récemment revu un fascicule avec des photos de nos plats entre 1980 et 1982. J'avais honte ! C’était chargé, lourd. Plus on avance, plus l’esthétique des assiettes est soignée et épurée. Mais ça demande plus de temps, plus de main d’œuvre. À la place de cinq cuisiniers, il en faut dix.
 

  • Sur la droite, Nicolas Beaumann et Michel Rostang en cuisine © Maison Rostang

 

Quel regard portez-vous sur cette évolution au fil des décennies ?

MR : On a beaucoup moins de plats présentés au plat en salle même si on tâche d’en conserver quelques-uns comme le canard sang, la sole entière ou les homards cuits entiers et préparés devant le client. On essaie de perpétuer ce savoir-faire qui tend à disparaître.

NB : Le canard sang est un très bon exemple car tout le monde n’a pas le savoir-faire pour préparer en salle et en quatre minutes seulement, pas une de plus !

MR : C’est une technique que j’ai acquise chez Lucas Carton auprès de Mario, un maître d’hôtel italien extraordinaire. Pour la préparation des bécasses ou les canards, il était le prolongement du cuisinier en salle.  Aujourd'hui, au déjeuner, on s’amuse à faire au maître d’hôtel un vrai steak au poivre flambé, réalisé dans les règles de l’art. Il n’y a pas deux écoles qui s’affrontent, ce sont deux écoles similaires et complémentaires.

On imagine que vous avez également appris mutuellement, l’un de l’autre ?

MR : Bien entendu. Il a appris à nos côtés autant qu’il apporte son propre savoir, par les idées qu’il développe. On est meilleurs à deux. Je crois que tous les cuisiniers travaillent en équipe, on ne fait jamais tout seul.

Michel Rostang : « La cuisine d'aujourd'hui [...] manque parfois de repères et de recettes bien identifiées. »

 

INSPIRATIONS & INFLUENCES

Quels ont été les chefs les plus importants dans votre carrière en termes d’inspiration ou d’influence ? 

MR : Sans hésiter, Alain Chapel. J’aurais aimé travailler chez lui mais il était presque trop près du restaurant familial, à moins d’une centaine de kilomètres. C’aurait été trop facile !

Portrait d’Alain Chapel © DR

 

NB : Non, pas réellement. J’ai vu beaucoup de choses, notamment dans les médias, mais aucun chef n’a joué un rôle déterminant en termes d’inspiration.

MR : Sans être vieux-jeu, il y a une démarche qui existait avant et qui tend à se perdre : celle d’aller dans un restaurant étoilé pour manger un plat spécifique comme la fleur de courgette farcie chez Roger Vergé, la poularde à la crème de Georges Blanc, le gratin de queues d’écrevisses au Père Bise... Il y a beaucoup d’uniformisation et de vulgarisation dans la cuisine d'aujourd'hui, qui manque parfois de repères et de recettes bien identifiées. Je vais bientôt déjeuner avec des copains chez Bocuse et je sais déjà exactement ce que je vais manger : la soupe de truffes, le filet de sole aux nouilles et la volaille en vessie. Cela fait quarante ans qu’il fait ces plats et on sera très heureux avec !

C’est une démarche inverse de celle du menu dégustation carte blanche utilisée par beaucoup de jeunes chefs…

MR : Absolument, on y va en sachant déjà ce qu’on va y manger et non pas pour se faire surprendre.

NB : Le fait d’avoir de moins en moins de chefs-propriétaires fait qu’il y a aussi plus de turnover sur les recettes au sein d’une même maison étoilée. Les plats signatures se font plus rares car on ne sait plus s’ils sont attachés à une maison ou un chef.

MR : On le voit autour de nous, les trois-étoiles parisiens n’ont que très peu de plats signatures identifiés. Cette notion de repère est importante, en particulier dans une époque où tout va très vite. On se doit d’être les gardiens du temple de la cuisine française, être à l’abri des modes. Par exemple, la cuisine moléculaire a disparu aujourd’hui. elBulli a fermé, Thierry Marx qui en était le pape, n’en parle plus guère…

NB : La cuisine moléculaire a tout de même eu une influence positive sur la technicité de la cuisine.

MR : C’est vrai sur la technique. C’est un peu comme la Nouvelle Cuisine dans les années 1970 qui a généré des abus extraordinaires. Malgré tout, il en est resté des choses : la qualité des produits, la clarification de la cuisine, la simplicité, les cuissons… Mais cela n’empêche pas que l’on ne revienne toujours à la cuisine française classique, qu’il y ait un retour aux sources. Heureusement, les modes ne balayent pas tout !

Sans que cela soit forcément une source d’inspiration, y a t’il des repas au restaurant qui vous ont particulièrement marqué ou ému ?

MR : À l’Assiette Champenoise chez Arnaud Lallement. C’est un excellent souvenir récent, j’y étais l’année dernière.

NB : J’ai adoré mes repas à Épicure au Bristol ou chez Lameloise [une table triplement étoilée en Bourgogne où officie le chef Eric Pras, NDLR]. Ce sont deux de mes plus beaux souvenirs.

MR :J’ai aussi fait un très bon repas à El Celler de Can Roca en Espagne. Pas tant pour l’assiette, même s’il y a des plats que l’on a retenus, que pour l’expérience dans sa globalité qui est vraiment marquante.

À l’inverse, existe-t-il des restaurants où vous n’êtes jamais allé mais où vous aimeriez vous rendre ?

MR : Noma que je ne connais pas. Il y a aussi quelques grandes tables en France que je ne connais pas encore, comme chez Gilles Goujonà l’Auberge du Vieux Puits (Fontjoncouse).

NB : Chez Alexandre Couillon à La Marine, à Noirmoutier.

MR : Et chez Alexandre Gauthier à La Grenouillère ? Je n’y suis pas allé non plus.

NB : J’y suis déjà allé deux fois ! L’expérience est très intéressante : le lieu, l’atmosphère, les huttes où l’on dort…

MR : Je dois reconnaître être assez casanier. J’aime retourner dans les tables que j’aime beaucoup, chez mes copains comme Troisgros, Bras ou Marcon qui appartiennent à ma génération. Les relations d’amitié sont importantes dans notre métier.

NB : Il est vrai que les rares fois où l’on est disponible pour manger dehors, on va dîner chez nos copains. Ça laisse peu de marge pour découvrir d’autres tables.

  • L'Assiette Champenoise © DR
  • La cuisine de Gilles Goujon © Thuriès Gastronomie Magazine - Pascal Lattes

 

Nicolas Beaumann : « Taste of Paris permet de nous faire connaître auprès d’un nouveau public, de faire venir au restaurant des clients qui ne seraient pas venus autrement. »

 

AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Comment voyez-vous l’évolution de la Maison Rostang dans les mois et années à venir ?

MR : Le restaurant ne porte plus mon nom mais s’appelle Maison Rostang depuis 2015. C’est une première étape de la transmission. Se posent ensuite d’autres questions. Celle du modèle économique : est-ce qu’il sera pérenne ? Celle de la question juridique : on a pour cela entamé cette phase à travers une donation de parts pour Nicolas. Mon objectif est de transmettre une maison solide, en particulier en ces temps économiques tourmentés.

La participation prochaine à Taste of Paris au Grand Palais, est aussi une manière de faire vivre la Maison Rostang différemment ?

MR : C’est une manière de montrer que la maison est dans l’ère moderne. Je ne me reconnais pas forcément personnellement dans cette approche mais pour Nicolas, c’est une belle vitrine.

NB : Cela permet de nous faire connaître auprès d’un nouveau public, de faire venir au restaurant des clients qui ne seraient pas venus autrement.

Le mot de la fin ?

MR : J’ai vécu une aventure formidable pendant quarante ans - qui n’est pas encore terminée bien sûr - mais j’espère maintenant que Nicolas pourra la poursuivre encore longtemps. Au-delà des clients, la construction d’une maison, la formation des jeunes, la transmission… tout cela constitue une grande leçon de vie.

NB : J'espère vivre la même chose que M. Rostang. Assurer la continuité et poursuivre l’aventure.
 

À lire également, notre récit de découverte de la Maison Rostang