Les 50 chefs qui font Paris #15 : rencontre avec Yannick Alléno (Pavillon Ledoyen)
Quand Yannick Alléno nous accueille au Pavillon Ledoyen, une « maison de bord de nationale » pour reprendre les mots de sa propre mère - le grand chef insiste : « Nous avons trois étoiles, mais nous ne sommes pas un palace. La démonstration de pain ou de chariots, ce n’est pas pour nous », traçant d’emblée une ligne entre son nouveau rôle de restaurateur indépendant et son ancien rôle de Chef de Cuisine au Meurice. La collaboration entre le palace de la rue de Rivoli et le grand chef a pourtant été fructueuse. C’est au Meurice que Yannick Alléno sera, pour la première fois, récompensé de trois étoiles par le Michelin. Quant à l’hôtel, il bénéficiera de retombées impressionnantes. Pour sa réputation comme pour ses finances. « Quand je suis arrivé au Meurice en 2003, la maison faisait 7 millions de chiffre d’affaires par an. Dix ans plus tard, à mon départ, on atteignait les 18 millions d’euros annuels ».
Mais Yannick Alléno est passé à autre chose. Au Pavillon Ledoyen, il dit avoir tout changé. Seul son « attachement aux beaux produits du terroir parisien », qu’il a toujours défendu becs et ongles, n’a pas évolué. Ce « tout » cache en réalité une révolution discrète qu’Alléno mène entre cuisines et laboratoires. Réhabilitant les sauces, le « verbe de la cuisine », qui ont fait la gloire de la cuisine française depuis le Grand Siècle, le chef mondialement connu (le groupe Alléno compte dans son giron une quinzaine de restaurants dans cinq pays) entend bien apporter sa contribution à la tradition gastronomique hexagonale. Ses travaux sur la fermentation, les extractions ou la cryo-concentration en attestent. « Le but d’un grand cuisinier est d’aller le plus loin possible dans la recherche du goût » souligne-t-il, illustrant son propos par ce qu’il appelle le « syndrome de la terrine ». « Quand on cuit une terrine, la gelée est meilleure que la viande. C’est sans commune mesure ». Aller chercher le meilleur de chaque produit, développer l’intensité des goûts à leur paroxysme, travailler la longueur en bouche jusqu’à la perfection, voilà le nouveau terrain de jeu d’un Yannick Alléno particulièrement prolixe sur le sujet. « Le champ des possibles est monstrueux. C’est très excitant » s’enthousiasme ainsi le chef, multipliant les parallèles avec la production viticole ou confessant comment la façon dont les maîtres de chai élaborent les cognacs ont été une révélation.
Aujourd’hui, Yannick Alléno, malgré un succès critique (3 étoiles Michelin, 5 toques et 19/20 au Gault&Millau et désormais un classement aux World’s 50 Best) et public unanime, est loin de se reposer sur ses lauriers. C’est ce chef, tout à la fois ardent défenseur du patrimoine culinaire français et cuisinier avant-gardiste, que nous avons rencontré pour un entretien exclusif et riche d’enseignements.
LES DÉBUTS
Yonder : Bonjour Yannick Alléno. Revenons sur vos débuts. Quel moment identifiez-vous comme un déclic dans votre vie de cuisinier ?
Yannick Alléno : J’ai toujours vécu en cuisine ! Mes parents ont eu successivement plusieurs bistrots en banlieue parisienne ; ce sont eux qui m’ont transmis leur passion et le goût de la bonne cuisine. Cette itinérance m’a d’ailleurs été bien utile lorsque, plus tard, j’ai pris conscience de l’existence d’un terroir parisien.
À l’époque aviez-vous des héros ou des chefs spécifiques qui vous ont influencé ?
Évidemment, j’ai été beaucoup influencé par les chefs qui m’ont formé. Par chance, j’ai appris auprès des meilleurs. Six d’entre eux étaient Meilleurs Ouvriers de France (MOF) : Manuel Martinez, Gabriel Biscay, Roland Durand, Martial Enguehard, Jacky Fréon et Louis Grondard. Ils m’ont enseigné l’excellence et plus généralement tout ce que je sais aujourd’hui. Paul Bocuse a lui aussi eu une immense influence dans ma carrière ; j’ai toujours senti son regard bienveillant sur moi.
À quel moment vous vous dirigez véritablement vers l’excellence ?
Assez rapidement finalement puisque je commence mon apprentissage auprès de Manuel Martinez au Relais Louis XIII. J’étais encadré par Philippe Jourdin, Michel de Matteis et Martinez, tous trois MOF : une formation phénoménale, ultra professionnelle. C’est à cette période-là que j’ai compris que je voulais faire ce métier par l’excellence. Cela n’a évidemment pas été facile tous les jours, mais on ne peut pas prétendre jouer dans la cour des grands sans en avoir le niveau, alors, je me suis accroché parce que je me sentais bien en cuisine. Je revenais tous les matins avec plaisir malgré la dureté du métier. Manuel Martinez est un homme passionné et généreux.
Est-ce qu’il y a dès le début une volonté de devenir un chef étoilé ?
Je crois que quand on décide d’embrasser une carrière qui relie la passion et l’art, comme le sport d’ailleurs, alors, la compétition intègre rapidement le quotidien, les concours et les grandes récompenses qui en découlent.
Les étoiles Michelin représentent le Graal pour qui décide de faire de la cuisine son excellence ; la troisième étoile fut mon seul objectif pendant les vingt premières années de ma carrière professionnelle.
LE PARCOURS
Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur votre parcours ?
Dès l’âge de quinze ans, je passe ma vie en cuisine, à apprendre et à travailler, beaucoup) Je débute ma carrière au Royal Monceau aux côtés de Gabriel Biscay puis rejoins le Sofitel Sèvres avec, aux commandes les chefs Roland Durand puis Martial Henguehard. Ensuite, c’est chez Drouant, auprès de Louis Grondard, que j’acquière plus de maturité.
En 1999, vous obtenez un Bocuse d’argent…
Effectivement, après avoir obtenu le Bocuse d’argent et grâce à Paul Bocuse, je pars au Scribe, toujours à Paris, pour diriger des cuisines pour la première fois. Une première étoile au guide Michelin vient récompenser mon travail, c’est un moment très intense. Nous confirmons et obtenons dès 2002 une deuxième étoile.
Puis en 2003, vous intégrer Le Meurice où vous obtiendrez finalement la troisième étoile tant attendue.
Le Meurice me confie l’ensemble de sa restauration et un an plus tard nous décrochons à nouveau la deuxième étoile, avant d’atteindre le « Graal » en 2007. Ce qui se passe dans ma tête à ce moment-là est inimaginable.
La période qui suit est une phase d’émancipation avec la création de votre propre groupe…
En effet, je rencontre Florence Cane, mon associée depuis, et nous créons le Groupe Yannick Alléno pour développer notre présence à l’international. En juillet 2014, nous reprenons le Pavillon Ledoyen pour y installer Alléno Paris ; par force de travail et bonheur les trois étoiles du Michelin nous suivent, les toques Gault&Millau également et cette année nous entrons dans le classement des World’s 50 Best restaurants. Je suis heureux.
Est-ce qu’il y a des moments particulièrement marquants, des anecdotes que vous pouvez partager ?
J’ai commencé ma carrière à 15 ans alors imaginez-vous tous les souvenirs que je peux avoir ! Si je ne devais en choisir qu’un seul, ce serait tout de même le soir de l’annonce de l’obtention des trois étoiles. J’étais en Californie avec mes enfants, je me souviens encore de la fierté de toute ma brigade. Nous l’avons bien fêtée…
ALLÉNO AU PAVILLON LEDOYEN
Quel bilan de l’arrivée chez Ledoyen avec près de deux ans de recul désormais ?
C’est formidable d’être chez soi ! Cette maison, c’est ma maison de cuisinier. Je suis enfin cuisinier ; il y a une différence entre être un chef de cuisine et être un cuisinier. Cela m’a pris presque 40 ans… J’y ai la liberté de faire la cuisine dont j’ai envie. Avec la sortie de Ma Cuisine Française en 2014, j’ai livré plus de 25 ans de ma vie à travers des recettes traditionnelles que j’ai aimé faire mais que je ne veux plus réaliser aujourd’hui.
Comment définiriez-vous votre cuisine, en 2016, au Pavillon Ledoyen ?
Ma cuisine est moderne, créative et totalement émancipée de la Nouvelle Cuisine. Nous entreprenons des travaux passionnants : sur les sauces à travers ce procédé révolutionnaire d’Extraction® [un procédé déposé par Yannick Alléno, NDLR] que nous avons créé, sur la fermentation et le fait qu’elle nous permet désormais de comprendre ce qu’est un terroir en cuisine. Chaque étape est une réflexion, une découverte, et c’est ça qui m’anime désormais.
Est-ce que cela été l’occasion de changer des choses dans votre cuisine par rapport à ce que vous faisiez auparavant, et notamment au Meurice ?
Tout ! Si ce n’est mon attachement aux beaux produits du terroir parisien. Voyez, je comprends seulement maintenant que ce terroir qui m’est si cher est en réalité une véritable signature gustative. Que – comme en vin – un même céleri monarque n’a pas le même goût selon qu’il pousse à Paris ou en Normandie.
Le travail sur les sauces et extractions est devenu un fondement de votre cuisine aujourd’hui ?
Nous proposons une cuisine véritablement moderne, fondée sur du bon sens gastronomique et sur beaucoup de recherche et développement ; le travail sur la sauce est indissociable de notre proposition gustative au Alléno Paris. Grâce aux Extractions, nous trouvons des goûts que je n’avais jusqu’alors jamais imaginés, d’une pureté sensationnelle, avec une longueur en bouche incroyable, ce qu’on appelle la caudalie.
LES AUTRES PROJETS
En 2016, vous avez été très impliqués lors d’évènements éphémères : L’Orient Express, la Grande Roue, le jury de San Pellegrino Young Chef… Est-ce que ces projets annexes sont importants pour vous ?
Je ne considère aucun projet comme « annexe ». Quand je sens que je ne pourrais pas m’engager proprement dans un projet, alors je préfère reporter ou refuser, plutôt que de le faire à moitié. Ainsi, les projets en dehors de nos restaurants, sont toujours un prétexte à rendre ce que j’ai reçu ou le fruit d’envie.
Le fait de devenir jury est également quelque chose qui vous tient particulièrement à cœur ?
J’ai fait beaucoup de concours et c’est une école extrêmement formatrice ; c’est pourquoi j’ai accepté avec plaisir d’être le mentor français du San Pellegrino Young Chef 2016. Les plats que sont capables de nous offrir à goûter les jeunes chefs d’aujourd’hui sur la scène internationale sont très impressionnants ; à Milan, en octobre, vous aurez la relève de la gastronomie mondiale sous une tente de 5 000 métres carrés ! Shintaro Awa est un jeune homme tout en justesse avec une conscience de son environnement remarquable et beaucoup de talent, c’est un plaisir de l’accompagner sur une étape si cruciale dans sa vie de jeune chef.
Et l’Orient-Express ?
L’Orient-Express est une histoire d’amitiés avec la SNCF, entreprise formidable qui porte les valeurs de la France, de ses régions, de sa tradition et de sa volonté de se plonger dans une certaine modernité demain. Pouvoir interpréter la cuisine française dans un train aussi mythique que les voitures de l’Orient-Express est plus qu’un rêve d’enfant, c’est prendre part à l’imaginaire collectif, une chance.
INSPIRATIONS & INFLUENCES
Est-ce que les voyages ont influencé – ou influencent toujours - votre créativité ?
Après le Meurice, j’ai beaucoup voyagé. En Chine, Japon, Maroc, Brésil, les pays du nord de l’Europe, Corée du Sud et d’autres encore. Ce qui est intéressant au final, bien au-delà de la richesse des goûts et des cultures rencontrées, c’est que la vérité de la gastronomie est en France. Notre pays est tellement évolué en matière de cuisine qu’il fait bon voyager pour s’en rendre compte.
Cela vous a permis de remettre en perspective la cuisine française ?
C’était surtout une façon de comprendre qu’on a tellement d’atouts et de plus-values, ici en France, qu’il faut travailler sur les fondamentaux de la cuisine française. C’est fantastique tout ce qu’on a ici.
D’autres sources d’inspiration pour alimenter votre créativité ?
Tout m’inspire, il faut être un collecteur curieux dans la vie. À mon sens, le pire serait de se borner à un seul art.
AUJOURD'HUI… ET DEMAIN
Vous avez dévoilé au Pavillon Ledoyen "Le Principal", une formule déjeuner autour d’un plat principal très novatrice pour un restaurant trois étoiles. Est-ce une manière de moderniser le repas gastronomique français ?
C’est effectivement une manière de se remémorer que – comme l’indique le repas gastronomique des Français tel qu’il a été inscrit au patrimoine mondial et immatériel de l’UNESCO – le plat principal doit être le point d’orgue d’un repas, son essentiel. C’est aussi la réponse moderne à une double problématique on ne peut plus actuelle : le manque de temps et la recherche du juste équilibre entre bien manger et ne pas trop manger. On évite ainsi de prendre les clients en otage avec les amuse-bouches, les douze pains, les quatorze beurres…
Quels sont les premiers retours sur Le Principal ?
Michael Ellis [le patron des Guides Michelin, NDLR], avec qui j’ai pu discuter récemment m’a dit à ce sujet : « Il fallait oser le faire, vous avez bien fait ».
Et on voit que les clients, quand ils ne sont pas stressés par le temps, apprécient d’autant plus leur plat. C’est assez remarquable.
D’autres projets pour mois et années à venir ?
Et puis surtout, notre grand projet pour 2017 est le plan de rénovation de la maison avec la réouverture de notre restaurant trois étoiles au dernier trimestre de l’année prochaine !
Le mot de la fin ?
Bonne rentrée…