Les 50 chefs qui font Paris #18 : rencontre avec Julien Dumas (Lucas Carton)
Surnommé — sarcastiquement ? — « Paul Bocuse » par l’un de ses enseignants à l’école hôtelière, Julien Dumas se prédestinait dès l'adolescence à une carrière dans le monde de la grande gastronomie. Une créativité de tous les instants, « quitte à se planter », et une envie insatiable guidaient alors le jeune homme qui confie spontanément que la disparition prématurée de sa mère l’a très certainement encouragé à se plonger corps et âme dans l’univers exigeant de la cuisine.
Fasciné par les légendes de la cuisine que sont Alain Chapel et Roger Vergé, inspiré par les plus grandes figures de la gastronomie contemporaine, son parcours l’amènera rapidement à tutoyer les plus grands : la brigade de Jean-François Piège, monstre de rigueur et champion de la technique dans un Plaza Athénée tout juste repris par Alain Ducasse puis l’irremplaçable Jacques Maximin, « chef d’œuvre vivant » pour reprendre les mots de François Simon, avec lequel il aura l’occasion de repenser complètement le Rech, luxueuse brasserie de poissons et de fruits et de mer du 17ème arrondissement, également dans la galaxie Ducasse.
Au Québec, loin de sa France natale et du terrain compétitif des meilleurs chefs, il connaîtra son expérience professionnelle la plus mitigée. La rigueur climatique des hivers canadiens bride son imagination. La difficulté à trouver les meilleurs produits le frustre. Une solution s’impose : revenir en France. Rétrospectivement, impossible de ne pas penser que ces tempêtes hivernales tardives, celles-là mêmes qui l’ont poussé à retraverser l’Atlantique dans l'autr sens, ont permis au jeune chef, tout juste trentenaire, de le propulser au plus haut niveau. En rencontrant le légendaire Alain Senderens en pleine revente de l’institution Lucas Carton à la famille Vranken, il brûle les étapes, s’imposant rapidement d’emblée comme le nouvel homme fort de l’une des tables les plus célèbres au monde. La pression aurait pu l’écraser. Les contraintes auraient pu tuer dans l’œuf sa soif de modernité, son envie d’insuffler un vent de fraîcheur. Il n’en est rien. Malgré les périodes de doutes et les difficultés, il a tenu la barre, réussissant à séduire tour à tour les habitués désorientés par le départ de Senderens, la critique et un public plus large grâce aux réseaux sociaux et aux festivals culinaires (Taste of Paris 2016). C’est ce chef sincère et combattif que nous rencontrons place de la Madeleine, dans l’écrin intemporel du Lucas Carton. Rencontre exclusive.
LES DÉBUTS DE JULIEN DUMAS EN CUISINE
YONDER : Bonjour Julien Dumas. Prenons quelques instants pour revenir sur vos débuts. Quel moment identifiez-vous comme un déclic dans votre vie de cuisinier ?
Julien Dumas : J’ai toujours aimé manger ! Je ne m’en rappelle pas, et cela sonne un peu comme un cliché, mais on m’a raconté qu’étant tout petit, j’étais toujours dans les jupes de ma maman en cuisine, à attraper les spatules. Le vrai déclic lui est à l'âge de 13 ans à Grenoble. J’étais plutôt un bon élève mais j’ai su que je voulais poursuivre dans la cuisine. Le restaurant de ma marraine à Carnac m’a également influencé.
La voie vers l’excellence a été naturelle pour vous ?
Cela remonte à mon année de Bac Pro quand on a commencé à me demander de créer des plats. J’ai commencé à me plonger dans les livres et magazines comme Thuriès et j’ai su que c’est ce que voulais faire. L’un de mes profs pendant mes années de Bac Pro m’appelait « Paul Bocuse ». Je pense qu’il y avait un peu d’ironie [rires] car j’essayais de faire des choses qui sortaient de l’ordinaire, quitte à me planter. Je ne suis pas sûr qu’il appréciait ce que je faisais, il était plutôt conservateur.
Vous aviez déjà des modèles ou des héros dans l’univers de la gastronomie ?f
Deux chefs m’ont vraiment marqué quand j’étais plus jeune. Alain Chapel [l’un des plus grands cuisiniers français de l’Histoire, formé par Fernand Point, chef triplement étoilé et figure de proue de la Nouvelle Cuisine dans les années 1970, NDLR] et Roger Vergé [autre figure de la gastronomie française des années 1970, il a contribué à exporte la haute-cuisine française outre-Atlantique, NDLR], notamment pour sa pomme Macaire à l’olive noire. J’ai essayé de refaire ce plat après l’avoir mangé. Et ce n’était pas du tout pareil ! [Rires].
Olivier Roellinger, Michel Bras et Jacques Maximin ont également marqué mon parcours. Ma première rencontre avec Olivier Roellinger dans les cuisines du Plaza Athénée alors que je n’étais que commis m’a particulièrement frappé. Il m’a surpris par sa simplicité et sa gentillesse. Je n’ai découvert sa cuisine que plus tard. J’ai depuis un immense respect pour lui, il fait partie des chefs pour lesquels j’aurais adoré travailler.
LE PARCOURS : DUCASSE, PIÈGE, MAXIMIN...
Revenons rapidement sur votre parcours. Vous avez débuté sur la Côte d’Azur à la Réserve de Beaulieu, c’est bien cela ?
En sortant de l’école, j’ai fait une saison avec Christophe Cussac à Beaulieu-sur-Mer. C’était mon premier emploi. Après une saison, il m’a recommandé auprès d’Eric Briffard qui était au Plaza Athénée. Le temps que j’arrive à Paris, Alain Ducasse avait repris les rênes du restaurant avec Jean-François Piège. C’était en 2000.
Vous avez ensuite suivi Jean-François Piège au Crillon.
Oui je suis parti avec lui aux Ambassadeurs au Crillon. Jean-François Piège m’a appris une partie de l’Histoire de la cuisine, c’est un monstre de connaissance. En termes de rigueur, il m’a également beaucoup appris. Il a une technicité de martien ! Impossible de ne pas faire parfaitement les choses avec lui.
Vous retournez ensuite travailler avec Alain Ducasse.
D’abord dans le Sud au Domaine des Andéols. Puis il y a la rencontre avec Jacques Maximin à qui Alain Ducasse propose de reprendre le Rech [la luxueuse brasserie de poissons d’Alain Ducasse près de la place des Ternes, dans le 17ème, NDLR] avec moi. Les six premiers mois étaient durs, Maximin était toujours là, aucune marge de manœuvre possible ! J’ai dû gagner sa confiance petit à petit, montrer patte blanche pour gagner en autonomie. Jacques Maximin m’a montré que la cuisine n’était pas figée, qu’elle ne se cantonnait pas à des recettes. Il était très complémentaire d’Alain Ducasse, un immense chef capable de dupliquer une même recette dans le monde entier. La synthèse des deux approches était très enrichissante.
Vous partez ensuite à la recherche du grand air en allant à Québec ?
J’avais besoin de changement. J’avais l’impression d’écouter le même disque chaque année : les cèpes, les morilles, les truffes, la sole… Je voulais casser ce cycle, trouver d’autres chose.
Mais vous ne resterez pas plus d’un an sur place…
Au début, j'ai été séduit par la nouveauté. Les baies, les herbes sauvages, les algues faisaient partie des ingrédients locaux que j’essayais de travailler ensuite en cuisine. Mais ça n’a pas fonctionné, je n’ai pas su m’adapter. La clientèle de Québec était davantage tournée vers la comfort food que vers la cuisine que j’avais en tête. Et les cinq mois d’hiver, après un printemps et un été magnifiques, m’ont paru très longs. Travailler avec des produits locaux était difficile pendant cette période.
Vous retournez alors à Paris où vous arrivez au Lucas Carton ?
Oui et Jacques Maximin m’envoie rencontrer son ami Alain Senderens. On était en pleine période de la vente du Lucas Carton entre Senderens et Vranken. Potel & Chabot a fait la transition quand il n’y avait plus d’équipe, et j’ai pris la suite, accompagné d’Alain Senderens pendant un temps, avant qu’il ne raccroche complètement. Je suis seul ici depuis l’automne 2014.
L'ARRIVÉE AU LUCAS CARTON
C’est intimidant de reprendre les rênes d’une institution comme le Lucas Carton, un temple de la gastronomie à Paris ?
Je suis passé par trois étapes. La première avec Alain Senderens à mes côtés. Tout allait bien. La seconde avec son départ. Les premiers mois, tout va toujours bien. Jusqu’à ce qu’on me rappelle de manière incessante qu’il est parti et que je suis désormais seul aux commandes. La pression était importante. « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire pour continuer et faire différemment ? ». Une belle rencontre avec Chihiro Masui [écrivain, auteur culinaire, et journaliste japonaise spécialiste de la gastronomie française, NDLR] m’a aidé à exprimer plus clairement ma cuisine.
J’en suis maintenant à la troisième étape. Je ne me pose plus de questions, je m’éclate et je me rends compte que l’on continue à évoluer. Je ne sais pas si c’est toujours pour le meilleur mais on gagne en limpidité et en identité.
Vous avez des plats signatures à la carte du Lucas Carton ?
Le chou-fleur et le merlan. Un journaliste m’a dit qu’il « fallait avoir des c… pour monter au front avec un chou-fleur » [Rires]. C’est un plat atypique, différent.
Comment définiriez-vous votre cuisine ?
Derrière chaque plat, il y a une histoire : l’enfance, la connaissance d’un producteur, un rapport particulier au produit, une image ou un souvenir… Les plats ne sont pas là pour rien. Ils ont tous une origine, que cela soit une copie d’un grand plat vu ailleurs ou une image qui a été marquante à un moment donné de sa vie. Plus techniquement, ma cuisine est toujours bâtie sur une trame acide et sur de la texture… Pour résumer, je dirais que ma cuisine est le reflet de ma personnalité à un moment donné dans un lieu donné. Si j’étais ailleurs, ma cuisine serait certainement différente car l’énergie du lieu ne serait pas la même.
On imagine qu’il y a une énergie particulière dans un restaurant chargé d’histoire comme ici au Lucas Carton.
Elle est énorme. C’est facile de faire la cuisine ici. Je ne pense pas que je serais le même cuisinier sans être ici. Le nom et la réputation aident même si c’est parfois à double tranchant. On me reproche parfois d’avoir retiré le homard à la vanille ou d’autres plats de l’héritage Senderens. Mais je ne vois pas l’intérêt de reprendre ces plats et de les signer de mon nom. Tous les clients habitués ne le comprennent malheureusement pas.
INSPIRATIONS & INFLUENCES
Au-delà des chefs avec lesquels vous avez travaillé, êtes-vous marqué ou influencé par d’autres personnalités du monde de la cuisine ?
Marqué, oui. Influencé… Il y a un vrai danger de copier, volontairement ou non, lorsque l'on va manger la cuisine d’autres grands chefs. Une anecdote m’a marqué. En préparant un canard au pamplemousse, j’ai trouvé l’idée géniale. Sans me rappeler que je l’avais déjà mangé chez Alexandre Couillon. En réalisant cela, j’ai compris que je devais abandonner l’idée immédiatement.
Mais incontestablement Pascal Barbot, Alain Passard, Michel Bras et Alexandre Couillon sont des chefs qui ont marqué mon rapport à la gastronomie à un moment donné. Ils ont chacun des identités tellement fortes et affirmées. Ils donnent sans retenue, sans calcul. J’ai oublié de mentionner Christophe Pelé qui est aussi très fort !
Des restaurants où vous n’êtes encore jamais allé mais qui suscitent votre intérêt ?
Chez Emmanuel Renaut [3-étoiles au Flocon de Sel, NDLR] à Megève, ça me tient à cœur car ça évoque mon enfance à la montagne. Dans le Sud, j’aimerais aller voir ce que font Gérald Passédat à Marseille et Arnaud Donckele à Saint-Tropez [tous les deux triplement étoilés pour leurs restaurants respectifs, NDLR]. Je suis curieux de découvrir les univers qu’ils ont construit autour du poisson pour lequel je garde une affinité très forte.
À Paris, j’aimerais beaucoup retourner au yam’Tcha d’Adeline Grattard. J’y suis allé tout au début, il faut absolument que j’y retourne. C’était très très bon !
Et au-delà des frontières française ?
Je regarde aussi, il y a quelques restaurants qui m’intéressent effectivement : Noma à Copenhague, un restaurant à Kyoto dont j’ai oublié le nom, Faviken de Magnus Nilsson dans le nord de la Suède, qui a un monde à part. Et Alex Atala [du restaurant D.O.M. à São Paulo, NDLR] qui est complètement allumé !
AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Comment vous envisagez votre futur au Lucas Carton ? Vous avez des objectifs particuliers ? Les étoiles Michelin par exemple qui seront annoncées prochainement ?
J’ai trouvé le discours de Michael Ellis [le patron des Guides Michelin, NDLR] très sensé quand il expliquer qu’il faut se concentrer en proposant la meilleur cuisine, les meilleurs vins, le meilleur service pour gagner sa clientèle et accéder aux étoiles. On ne doit pas chercher les étoiles pour les étoiles. L’énergie doit être déployée au service de la cuisine et des clients. Mais bien sûr, gagner des étoiles fait partie de nos ambitions, le Michelin reste un baromètre important pour nos clients, pour les équipes comme pour moi.
Concrètement, comment cela va se traduire dans votre cuisine ?
Je vais me battre pour faire toujours mieux. J’espère continuer à progresser et être encore plus précis l’année prochaine. J’ai l’esprit de compétition, non pas pour me dire que je serai meilleur que les autres, mais pour donner mon maximum en permanence, pour être au meilleur de moi-même.
Le mot de la fin ?
Comme le soulignait Alain Ducasse, tous les autres pays se sont serrés les coudes pour faire avancer la gastronomie. En France, il faut qu’on arrête de se regarder le nombril et qu’on continue à avancer tous ensemble !