La cheffe Eugénie Béziat fait souffler un vent nouveau au Ritz
YONDER : À votre avis, parmi tous les prétendants, pourquoi le choix du Ritz s'est-il porté sur vous ?
Eugénie Béziat : « Je crois qu'ils m'ont choisie pour ma cuisine singulière et ma personnalité. La rencontre s'est faite très naturellement, les équipes sont venues à La Flibuste (ndlr : le restaurant où Eugénie Béziat a obtenu une étoile en janvier 2020) et le feeling a été immédiat. Ils m'ont proposé le poste et m'ont donné carte blanche. Cela faisait partie du deal entre nous cette liberté, dès le début.
YONDER : Vous êtes la première femme cheffe au Ritz, cela vous fait-il quelque chose ?
Ça se remarque, c'est sûr ! C'est une fierté, même si je n'y pense pas tous les jours. En tout cas, tant mieux si cela peut inspirer d'autres jeunes filles.
YONDER : Qu'avez-vous fait pendant le laps de temps entre votre nomination (le 29 décembre 2021) et la réouverture du restaurant (le 13 septembre 2023) ? Quelle a été votre implication en amont ?
C'est paradoxal. J'ai trouvé le temps long car j'avais hâte, les services me manquaient. Mais c'était aussi une période passionnante et très enrichissante. Je me suis investie à fond dès la première réunion. Il faut dire qu'on repartait d'une page blanche pour (re)créer ce nouveau restaurant dans son lieu d'origine (1956). Tous les choix se sont faits de manière collégiale entre le chef de projet, la direction et moi. J'ai vraiment pu créer mon restaurant, mais au Ritz !
Ce qui me tenait à cœur c'était de créer un écrin plus intimiste et surtout mettre en place une double connexion. L'une vers les jardins – qui sont un véritable havre de paix, ici – et l'autre vers la cuisine, avec une ouverture vitrée. Par ailleurs, le vestibule, avec ses feuilles de rhubarbe, a été pensé comme un hommage à Auguste Escoffier – qui adorait les fleurs en cire. Son ombre tutélaire plane partout et plus particulièrement en cuisine, bien sûr, où la transmission est la plus évidente.
YONDER : Conserver le nom du restaurant, une pression supplémentaire ou pas vraiment ?
On a retiré le « L apostrophe » devant Espadon pour lui conférer une touche de modernité. Ceci dit, hormis ce détail, c'était important pour moi de garder l'histoire et la mémoire. Donc, c'est volontaire.
YONDER : Vous invoquez beaucoup vos souvenirs d'Afrique et vos racines dans votre cuisine. Quel est donc le plat/le goût de votre enfance ?
Mon Dieu, il n'y en a pas qu'un, il y en a des dizaines ! Le poisson braisé, le manioc, l'attiéké, la noix de coco fraîche cassée à la machette, le maïs grillé, le « coupé/coupé » de viande, le bissap glacé à la sortie de l'école, les cacahuètes, la mangue verte sur laquelle on mettait du sel, si acide que cela nous faisait mal au ventre, les chips de banane plantain qu'on achetait en sachets à la sauvette. Le cacao, la vraie odeur de l'enfance. Et bien sûr le bouillon arôme Maggi, super addictif, qu'il y a vraiment sur toutes les tables en Afrique.
YONDER : Votre plat signature autour de l'huître est-il un hommage à Hélène Darroze et au « choc » que vous dites avoir eu lorsque vous avez déjeuné chez elle il y a vingt ans ?
Cette huître est un vrai succès. On m'en parle tous les soirs ! En revanche, aucun rapport avec Hélène Darroze – ou alors complètement inconsciemment. J'ai depuis toujours une affection particulière pour l'iode et le feu. L'huître, je ne l'avais jamais mangée crue avant d'arriver en France. En Afrique, on a la culture du coquillage sur le grill. C'est ce que j'ai voulu retranscrire dans ce plat. Et la brède Mafane, aussi appelée cresson de Para, est un vrai marqueur chez moi.
Mais pour en revenir à Hélène Darroze, je serais ravie de la revoir vingt ans plus tard et d'échanger à nouveau avec elle. Pourquoi pas à Top Chef. C'est une invitation qui ne se refuse pas...
YONDER : Parmi vos mentors, vous citez souvent Michel Sarran. En avez-vous d'autres ? Si oui, que vous ont-ils appris ?
En tout, j'ai passé huit ans auprès de Michel Sarran. J'ai commencé chez lui comme demi chef de partie et j'ai fini comme 2nde, cheffe exécutive. Il m'a appris une quantité de choses. Beaucoup de rigueur, de techniques, comment m'organiser et aussi comment manager. À part Michel Sarran, je dois remercier Roger Martins, qui m'a donné carte blanche à La Flibuste pour faire de son restaurant traditionnel de bord de mer un restaurant étoilé. C'était mon premier poste de cheffe, celui de l'émancipation et de l'étoile. Une grande étape. Pendant 18 mois, on a travaillé sans relâche, avec abnégation et pugnacité. Et ça a payé.
Cette étoile, qui est arrivée vite, c'était très fort. L'un des plus grands bonheurs de ma vie. Je comptais rester plus longtemps là-bas, mais l'appel du Ritz a bouleversé ma façon de voir les choses. Ceci dit, on est toujours très proches. D'ailleurs, je suis retournée y dîner pour prendre des forces, juste avant l'ouverture d'Espadon.
Parmi les autres figures qui m'inspirent, il y a aussi Pascal Barbot. Je n'ai encore jamais dîné chez lui, mais on m'a offert son livre et j'ai adoré. Son ouverture d'esprit sur l'exotisme m'a beaucoup parlé. La cuisine d'Alexandre Mazzia m'attire beaucoup également.
YONDER : Dans votre cuisine les goûts sont très intenses et il y a souvent des chocs de températures et de textures. Comment placez-vous le curseur ? Quel effet recherchez-vous ?
Ma recherche première est celle d'un équilibre entre l'amer, l'acide et l'umami. Je suis comme un peintre devant une palette composée de beaucoup de couleurs. Je sais que je ne peux pas toutes les utiliser et que je dois procéder par touches pour trouver une harmonie.
Je fais souvent des plats en deux services, je crois que c'est pour mieux jouer sur les contrastes. Ça s'est imposé par la force des choses, mais je trouve ça assez ludique. Il faut savoir s'amuser.
Par ailleurs, j'adore les glacés. Je reviens à l'huître, mais c'est vraiment le plat qui me caractérise le plus, à tous niveaux. On a besoin d'émotions, de sensations. Je ne voudrais pas qu'on s'ennuie avec moi, à table comme dans la vie. Ce serait le pire pour moi.
YONDER : En dehors de vos souvenirs d'enfance et de votre apprentissage, quels sont les ressorts de votre créativité ?
Je suis très sensible à l'univers olfactif au sens large. Je lis beaucoup de choses sur le sujet et échange avec une amie qui est nez pour un parfumeur. L'art moderne, par ailleurs, me touche beaucoup. Quand j'ai un peu de temps (ce qui est rare), j'essaie d'aller voir des expos, comme celle de Nicolas de Staël ou de Rothko, dernièrement.
YONDER : Votre première carte, très identitaire est très remarquée. Comment pensez-vous pouvoir l'inscrire dans la durée ?
Déjà, j'évite de me dire ça, car il faut continuer, être concentrée, avoir la tête au travail. C'est une pièce de théâtre qu'on joue tous les soirs. Après, je pense toujours à la prochaine création, mais le changement se fait en douceur. On fait évoluer la carte au fur et à mesure, pas de manière abrupte.
YONDER : Que souhaitez-vous transmettre aux hôtes qui viennent s'attabler à Espadon ?
De la découverte, des émotions. J'ai des retours clients assez puissants. Souvent les personnes me disent « j'ai quitté Paris le temps du dîner ». Ils sont touchés, mais moi aussi, cela me bouleverse.
YONDER : Quand vous voulez retrouver le goût de votre Afrique à Paris, où allez-vous ?
Paris est une ville cosmopolite et il y a beaucoup de communautés africaines présentes ici. J'adore la cuisine gabonaise. Côté restaurants, je dirais : Waly Fay bien sûr, mais aussi Les Marmites de Fa ou encore La Doyenne, où je me sens comme à la maison. Il y a le choix ».