Mathieu BelayMathieu Belay, Le samedi 30 janvier 2016
Chefs

Les 50 chefs qui font Paris #1 : rencontre avec Guy Martin (Le Grand Véfour)

Première rencontre de notre série dédiée aux 50 chefs qui font Paris avec Guy Martin, le chef et propriétaire de l'un des restaurants les plus célèbres du monde, le Grand Véfour. Échange autour de l'inspiration et des influences avec ce cuisinier savoyard et autodidacte pas comme les autres.
  • Le chef Guy Martin dans son établissement mythique du Grand Véfour © DR
    Le chef Guy Martin dans son établissement mythique du Grand Véfour © DR
« Après les pizzas, je bossais sur les recettes tout seul dans mon studio, par ordre alphabétique, dans une vraie démarche d’apprentissage.»

À l’occasion d’un déjeuner au Grand Véfour, le premier de nos meilleurs 50 restaurants parisiens, nous avons pu nous entretenir avec Guy Martin, le chef de l’institution parisienne depuis 1991. Un restaurant qui lui est si cher qu’il en est devenu le propriétaire en 2011, confirmant le lien charnel qui le lie à ce restaurant parisien mythique du Palais-Royal.

À travers cette discussion, un objectif majeur : évoquer les inspirations et les influences d’un chef pas comme les autres. Car avant de devenir l’un des chefs de file de la grande gastronomie française, Guy Martin était un jeune savoyard venu de nulle part, un chef autodidacte à la carrière éclaire, Le pape de la gastronomie Paul Bocuse dira de lui qu’il « est la preuve que l’on peut partir de la base et arriver au sommet sans n'avoir jamais fréquenté les grands maîtres. ».

Une consécration ultime pour le chef multi-étoilé et hyperactif. Au-delà du Grand Véfour qu'il dirige avec brio, Guy Martin est impliqué dans plus d’une quinzaine de restaurants de par le monde dont la Cristal Room Baccarat ou Le 68, le restaurant de la Maison Guerlain sur les Champs-Elysées.
 

LES DÉBUTS

Yonder : Vous avez débuté à 17 ans comme pizzaïolo, vous avez hésité à devenir devenir rocker, vous êtes décrit comme un chef autodidacte et avez obtenu très jeune votre première étoile, à 27 ans. Est-ce que, comme on a pu le lire dans vos biographies, la lecture de Gastronomie pratique d’Ali-Bab (alias Henri Babinski) a été le déclic pour vous lancer dans la cuisine et la gastronomie ?

Guy Martin : C’est tout à fait ça, je lisais – et je lis toujours – beaucoup. En lisant Ali-Bab, j’ai lu des recettes et me suis dit « pourquoi ne pas devenir cuisinier ? ». Je ne savais pas bien où j’en étais, je passais le bac en candidat libre sans savoir ce que j'allais faire ensuite. J’avais l’éducation du bon produit mais je ne savais pas encore faire. Lire Ali-Bab, ça a vraiment été le point de départ de mon métier.

Après les pizzas, je bossais sur les recettes tout seul dans mon studio, par ordre alphabétique, dans une vraie démarche d’apprentissage. La pâte brisée avant la pâte salée. Quand une recette était bonne, elle était validée et je passais à la suivante. Cela a duré six mois, avec beaucoup de rigueur. Je ne suis sorti avec mes amis que deux fois pendant toute cette période alors que pourtant j'aimais sortir !

Est-ce qu’à l’époque vous aviez des héros de la gastronomie, des modèles ?

Les héros, les modèles, ils sont venus après. Je n’avais pas les connaissances à ce moment là. Bien sûr, j’avais entendu parler de Paul Bocuse, on allait de temps en temps avec mes parents chez Point à Vienne [NDLR : la Pyramide, un restaurant mythique de l’Isère où Paul Bocuse lui-même a fait ses classes dans les années 1950] mais ça a été assez vite ensuite. Trois grands cuisiniers ont marqué, pour moi, différentes époques :

  • En remontant dans le temps, au XVème siècle, Maître Chiquart, l’intendant et chef cuisiner d’Amédée VII, le roi de Savoie.

  • Plus près de nous, il y a eu Edouard Nignon [NDLR : grand cuisinier français de la première moitié du XXème siècle] qui a écrit un livre formidable, L'Heptaméron des gourmets, entre poèmes et grandes recettes.

  • Et aujourd’hui, le grand chef mythique, c’est Paul Bocuse.

Ensuite je me suis vraiment inscrit dans une démarche de recherche culinaire, notamment avec une historienne, Monique Lansard, pour connaître les fondations de ce métier et interpréter les recettes.
 

À l’intérieur du Grand Véfour, l’un des plus anciens restaurants de Paris. © DR
« C’était une remise en question complète, il fallait repartir à zéro, recréer une clientèle. Mais j’ai fait ce que je savais faire de mieux, avec mon cœur, avec de l’amour, avec des équipes. »

 

LA REPRISE DU GRAND VÉFOUR

Quand Jean Taittinger vous a demandé de devenir chef du Grand Véfour, vous étiez encore jeune, seulement 34 ans. Comment avez-vous géré la pression pour reprendre les rênes de cette institution parisienne ?

J’avais passé huit ans à diriger le Château de Divonne [NDLR : une hôtellerie Relais & Châteaux dans l’Ain où Guy Martin avait glané deux étoiles], avant j’avais passé deux ans en tant que chef de cuisine dans un château du Moyen-Âge. Le poids des années, de l’Histoire, ne m’a pas écrasé, je connaissais déjà.
Mais arriver à Paris était un challenge. À Divonne, on avait une autre clientèle, un restaurant qui fonctionnait très bien. C’était une remise en question complète, il fallait repartir à zéro, recréer une clientèle. Mais j’ai fait ce que je savais faire de mieux, avec mon cœur, avec de l’amour, avec des équipes.
Diriger une maison, même le Grand Véfour, l’un des restaurants les plus connus dans le monde, ne m’a pas fait peur. Évidemment, il ne fallait pas trahir la confiance que m’avait apportée Jean Taittinger, l'investisseur à l'époque. Il fallait être à la hauteur.
 

Et vous avez apporté votre touche de Savoie ?

Oui. Au-delà des recettes, c’est une philosophie de la cuisine, une philosophie de la vie, une rigueur, un respect, une connaissance. Mais aussi les produits de Savoie : les bonnes volailles de Bresse, les fromages savoyards anecdotiques, le biscuit de Savoie de ma grand-mère, dans le moule qu’elle m’a donné.
Et dans le même temps, j’ai imaginé une cuisine contemporaine, centrée autour de produits incroyables, sans être impacté par le poids du lieu ou de l’histoire. C'était le plus important.

Et en respectant votre vision de la cuisine…

Oui. Ce qui est génial avec le métier de cuisiner, c’est la transformation. On a la chance de transformer des produits bruts, de A à Z. Peu de gens ont cette possibilité. Ça fait partie de la création, de l’interprétation de ce que ressent un cuisinier par rapport à ses origines, à ses sentiments, à ses compétences, à ses connaissances.
À l’inverse d’une peinture, immuable et figée dans le temps, une recette c’est éphémère, ce n’est plus qu’un souvenir après l’avoir goûtée. C’est sans cesse un renouvellement, sans cesse une remise en question.
 

Le chef Guy Martin pose dans son restaurant du Grand Véfour. © DR
« Le Japon fait partie des pays "choc". Cette manière d’aller à l’essentiel, le côté minéral, organique. Rester centré sur le produit, ne pas être alambiqué.»

 

INSPIRATIONS & INFLUENCES

Vous évoquez la peinture. Est-ce que les arts sont une source d’inspiration pour vous ?

La peinture, la photo, c'est l'essence de la voiture, c’est vital, je peux pas vivre sans. Ça peut m’inspirer dans la dynamique d’un mouvement, sur les matières, sur les couleurs, sur les pigments. Ça m’aide à construire mes recettes.

Et les voyages ?

Oui, aussi. Quand j’étais à Divonne, on fermait le château trois mois par an, ce qui me laissait du temps pour la montagne et les voyages. Pendant 14 ans, j’ai eu un restaurant au Japon. Ça fait partie des pays « choc ». Les jardins zen, le théâtre Nô, le kabuki, ça a apporté énormément à ma cuisine. Cette manière d’aller à l’essentiel, le côté minéral, organique. Rester centré sur le produit, ne pas être alambiqué.

C’est ça le Japon. Le dépouillement que m’ont enseigné les jardins zen. L’interprétation de ce que vous voyez est tout à fait personnelle par rapport aux moines qui ont imaginé ces jardins et ont leur propre interprétation. C’est la même chose en cuisine. Chacun, en fonction du moment de sa sensibilité, va interpréter la recette qui lui est servie.

D’autres destinations que le Japon vous ont également influencé ?

Oui, par la connaissance des produits, des ingrédients, des coutumes, aussi bien dans les cuissons que les assaisonnements. Mais dans ma cuisine, le produit de base restera français. Il va voyager, soit par la présentation, soit par l’apport d’une épice ou d’un condiment, en fonction du moment, des humeurs, de la saisonnalité. Mais l’important, c’est que la cuisine soit toujours gaie, elle doit donner envie. C’est capital.

Est-ce que des chefs ou des cuisiniers en particulier ont été pour vous une source d’inspiration, au-delà de vos maîtres à penser ?

Paul Bocuse disait : « il y a deux cuisines, la bonne et la mauvaise ». Il a bien résumé. Est-ce que la recette qu’on fait est bonne ? Ou est-ce qu’elle n’est pas bonne ? C’est d’abord le produit, le produit, le produit. On a une palette et ensuite, chacun va transformer la recette.

Mais plus concrètement, est-ce que certains de vos confrères vous ont marqué dernièrement ?

Je le cite souvent car j’y suis allé dernièrement mais oui chez Paul Bocuse, c’était magistral. Le déjeuner était tout simplement magistral. On était dans le produit, tout était hyper bien fait. Je vais régulièrement chez des confrères quand je peux, mais jamais sous un œil critique, c’est toujours pour vivre un moment de partage avec des gens que j’apprécie.
J’ai eu de très beaux moments chez Troisgros, chez Guy Savoy ou chez Jean Sulpice par exemple. De grands moments de dégustation.

Des adresses que vous n’avez pas encore faites mais que vous aimeriez tester ?

La Grande Maison, de Joël Robuchon à Bordeaux. C’est un très, très grand chef, l’un des plus grands professionnels, un super technicien. Je pense que ça sera juste extraordinaire. C’est le grand maître en cuisine. Il a énormément apporté et apport encore énormément à la cuisine. Je sais que je vais passer un super bon moment chez lui à Bordeaux. Oui, j’aimerais bien le faire rapidement.

Des ingrédients qui vous inspirent particulièrement ?

C’est avant tout le produit qui arrive, le produit de saison. Là on est sur les racines, les panais, les topinambours, les racines de persil… Les légumes et fruits d’hiver comme le coing que j’adore. Je vais aller ramasser du foin dans mon petit village en Savoie prochainement, on va faire des cuissons au foin bio ensuite. La truffe en ce moment, c’est royal. Les morilles vont arriver rapidement ensuite, les morilles c’est magnifique.
Les produits, c'est profiter de l’instant présent et attendre impatiemment demain. Mais avant tout profiter de ce qu’il y a sur les marchés aujourd’hui.
 

Miroirs, lustres en cristal, dorures, toiles peintes fixées sous verre inspirées de l’Antiquité : la salle à manger du Grand Véfour impressionne. © DR

 

« Il y a sept ou huit ruchers sur l’île de Marlon Brando et avec le miel de cette île, je fais un dessert. On touche l’absolu, l’irréel. »

 

2016 ET LES 25 ANS AU GRAND VÉFOUR

Vous fêtez vos vingt-cinq ans au Grand Véfour cette année. Est-ce que cette année aura une saveur particulière pour vous ?

Oui, ce n’est clairement pas une année normale. Vingt-cinq ans c’est un quart de siècle, c’est une génération, c'est une vie. On va reproduire des recettes qu’on a faites pendant ces vingt-cinq ans, on va anticiper l’avenir ici mais aussi dans les autres maisons dont je m’occupe, à la Cristal Room Baccarat ou au 68 [NDLR : le restaurant de la Maison Guerlain au 68 Champs-Elysées].

Et vos autres projets en 2016 ?

On ouvre au mois de mai à Saint-Barth un nouveau restaurant dans un lieu fabuleux, un hôtel, le Barthélémy Hôtel & Spa. On a également récemment ouvert sur l’île de Marlon Brando, en Polynésie, un restaurant féérique. Le décor est inimaginable.

On va continuer à développer notre philosophie sur le produit, une cuisine vivante, qui ne soit pas sclérosée, dans des spots incroyables, que cela soit à Paris, ici au Véfour, chez Baccarat, chez Guerlain où l’on va ouvrir une terrasse, à Charles-de-Gaulle [NDLR : Guy Martin y a ouvert le restaurant I Love Paris dans le terminal 2E] ou au bout du monde, comme en Polynésie et Saint-Barth.

Malgré des décors impressionnants, on bouge, on marche en avant avec un bel appétit d’avenir, d’imagination, de créativité, de fantaisie. C'est très important la fantaisie, sans oublier de s’amuser bien sûr.

Le mot de la fin ?

On va essayer de continuer de faire briller la cuisine française partout où l’on peut. Par exemple, il y a sept ou huit ruchers sur l’île de Marlon Brando et avec le miel de cette île, je fais un dessert. On touche l’absolu, l’irréel. On va essayer de toucher du bout de doigt l’intouchable.

 

Retrouvez notre article complet sur le restaurant "Les 50 meilleurs restaurants de Paris #1 : Le Grand Véfour"