Les 50 chefs qui font Paris #13: rencontre avec Jérôme Banctel (Le Gabriel à La Réserve Paris)
De l’ombre à la lumière. Voilà qui résume avec concision l'évolution récente de carrière de Jérôme Banctel, chef bourré de talent révélé au grand public depuis qu’il a pris la tête du Gabriel, le luxueux restaurant de la fastueuse Réserve parisienne de Michel Reybier. Pendant près de deux décennies, le chef breton, ce qui lui vaut certainement son obstination, a évolué dans l’ombre de deux grands maîtres de la cuisine française. Ses dix années passées auprès de Bernard Pacaud à L’Ambroisie ont aiguisé sa rigueur, sa technique et sa connaissance sans faille des grands classiques de la cuisine française. Elles lui ont également donné les clés de la compréhension du fonctionnement d’un trois-étoiles. La décennie suivante, aux côtés d’Alain Senderens au Lucas Carton époque post trois-étoiles, lui a permis d’affuter sa capacité à tenir de main de maître une grande cuisine autant qu’à injecter son style, par petites touches, dans le cadre très maîtrisé exigé par son mentor.
En rejoignant La Réserve début 2015, Jérôme Banctel allait enfin pouvoir laisser parler sa créativité. Mettre le talent qu’il avait depuis toujours déployé pour d’autres au service de ses idées. Enfin, il aurait son nom en haut de l’affiche. Bien lui en a pris. Il livre au Gabriel une cuisine identitaire éblouissante, ancrée dans l’héritage gastronomique français et marquée par ses nombreux voyages au Japon. Le Michelin ne s’y est pas trompé et lui a décerné pour sa première apparition dans le Guide Rouge sous son nom en les deux étoiles qu’il convoitait tant avec son équipe. Seulement un an après ouverture du restaurant. Le succès est total. Mérité autant qu’attendu. Il offre désormais au chef quadragénaire la liberté d’aller encore plus loin, de viser encore plus haut.
Rencontre avec un chef aussi créatif que déterminé, et incontestablement l’un des chefs qui bâtit la scène gastronomique parisienne de demain.
LES DÉBUTS & LE PARCOURS
Yonder : Bonjour Jérôme Banctel. Revenons sur vos débuts. Quel moment identifiez-vous comme un déclic dans votre vie de cuisinier ?
Jérôme Banctel : Une rencontre. Après l’école hôtelière, j’ai rencontré le chef breton [la région d’origine de Jérôme Banctel, NDLR] Michel Kéréver au Duc d'Enghien, un restaurant qui avait deux étoiles. J’ai aimé la belle réalisation, le fait d’aller au bout des choses mais aussi la rigueur et le côté militaire de la cuisine. Quand ce n’est pas bien fait, on recommence jusqu’à ce que ça soit parfait.
Avant d’en arriver à cette étape qui va vous propulser vers la voie de l’excellence, qu’est-ce qui vous a amené en cuisine ?
Le hasard ! Une fois à l’école hôtelière, je m’y suis senti bien. J’ai trouvé ce que je cherchais : le travail et la vie en équipe, la rigueur…
Un rapide rappel de votre parcours : vous suivez Michel Kéréver aux Pays-Bas où il avait une autre table étoilée puis après votre service militaire, vous arrivez pour la première fois à Paris au Jules Verne.
Exactement. Après le Jules Verne, je rejoins Christian Constant aux Ambassadeurs [le restaurant gastronomique du Crillon, NDLR] pendant deux ans.
Vous rejoignez ensuite une institution discrète de la gastronomie française, L’Ambroisie de Bernard Pacaud où vous resterez l’essentiel de votre carrière.
Dix ans ! De 1996 à 2006. Je m’y suis senti très bien. J’y ai appris tous les grands classiques, le respect, les trois étoiles. Il n’y a pas mieux pour apprendre la cuisine, surtout auprès de Bernard Pacaud qui est une personne exceptionnelle.
Vous rencontrez ensuite une autre figure de la gastronomie française, Alain Senderens, qui venait de rendre ses trois-étoiles au Lucas Carton.
J’avais envie de faire autre chose. Je rencontre Alain Senderens qui avait également une très forte personnalité. J’apprends beaucoup sur les accords mets et vins, je renforce mon expérience sur les goûts.
Vous n’aviez pas encore envie de prendre votre indépendance ?
Je ne me sentais pas encore prêt. Je savais faire « du trente couverts » mais je n’avais pas l’expérience du gros volume. Chez Senderens, il y avait quarante cuisiniers à gérer, deux équipes, deux cents couverts par jour. J’avais envie de vivre cette expérience.
Chez Senderens, vous avez déjà l’opportunité de développer votre propre style culinaire ?
Pas réellement… Je suis entre les deux. Je reste très encadré, notamment car l’accord mets et vins voulu par Alain Senderens est contraignant.
Pendant les sept années que vous passez auprès d’Alain Senderens, vous intervenez également en tant que consultant auprès de Mama Shelter ?
Tout à fait. Je me suis occupé de toutes les ouvertures des restaurants Mama Shelter avec Jérémie Trigano. Cela occupait la moitié de mon temps. Il fallait tout créer, mettre en place et gérer les chefs dans les différents restaurants, en même temps que les hôtels ouvraient.
L’ARRIVÉE À LA RÉSERVE PARIS
Vous rejoignez ensuite La Réserve Paris, où Michel Reybier [le propriétaire des hôtels La Réserve, NDLR] vous fait confiance pour donner vie au Gabriel, la table gastronomique de l'hôtel .
Effectivement, j’arrive très en amont, je suis les travaux. Michel Reybier me donne carte blanche pour préparer l’ouverture.
C’est une pression importante, de se retrouver seul aux commandes pour la première fois ?
Oui, il n’y a plus personne pour se cacher. C’est mon nom sur la carte, pour le meilleur ou pour le pire. Est-ce que ça va plaire ou pas ? Est-ce que ce que j’ai fait pour les autres, j’arriverais à le refaire pour moi ? C’est beaucoup de choses à la fois… Mais la pression est positive.
L’arrivée à La Réserve est l’occasion d’affirmer votre style, notamment l’influence asiatique et japonaise sur une cuisine de base française.
Tous mes voyages au Japon pendant ma période chez Senderens, au total douze ou treize, m’on fait aimer cette cuisine. J’ai amené tout doucement chez Senderens un peu d’influence japonaise dans les plats. Je commençais à travailler mon style.
Est-ce qu’il y a un « style Jérôme Banctel » aujourd’hui ?
C’est un mélange de mes expériences passées. Pacaud m’a appris le produit, la cuisson, l’assaisonnement. Je repars toujours du produit quand je crée une recette. Ensuite, la notion primordiale est le goût, et c’est quelque chose que je tiens de Senderens. On va chercher des goûts différents, tranchés.
J’aime ensuite les choses « carrées », avec beaucoup de technique en cuisine et des recettes qui sont reproductibles, pour garder une constance. Sans oublier l’influence japonaise. C’est quelque chose que j’aime beaucoup.
En février, le Guide Michelin vous a attribué deux étoiles. On imagine que c’est une satisfaction. Est-ce que cela a constitué une surprise pour vous et vos équipes ?
Cela va peut-être vous surprendre mais quand on a ouvert avec mon équipe, tous très soudés et à travailler très dur, on ne parlait que de ça. C’était deux étoiles ou rien. Dès la première année, c’était notre objectif. Tout le monde s’est donné à fond et a fait le maximum pour y arriver.
La mission est donc accomplie ?
J’ai l’impression d’avoir fait le boulot, et en quelque sorte d’avoir récupéré mon dû. Je l’avais fait pour les autres pendant dix-huit ans. Je connais la grille du Michelin, les critères donc je savais que cela était accessible. La difficulté est de tenir au quotidien, d’avoir la constance nécessaire pour maintenir deux étoiles. Bernard Pacaud disait « Trois étoiles oui, mais trois les jours, c’est compliqué ». Mais j’aime vivre avec ça.
C’est aussi un moyen de faire connaître votre nom en tant que chef à part entière ?
J’aurais pu faire autre chose, continuer avec le Mama mais je voulais marquer, montrer ce dont j’étais capable. Être « le chef d'un autre » et être « chef » par soi-même, ce n’est pas du tout la même chose. Le rapport avec mes confrères a changé. Et maintenant le public connaît mon nom.
INSPIRATIONS & INFLUENCES
Quelques questions sur vos inspirations. Vous êtes Breton d’origine. Est-ce que le terroir breton est une influence dans votre cuisine ?
Bien sûr. Les coquillages, le sarrasin qui accompagne le pigeon [l’un des plats signatures de Jérôme Banctel, NDLR]… On est un peuple qui voyage beaucoup donc on aime aussi rappeler nos origines. Je suis un viandeux à l’origine, de par mon passage à L’Ambroisie où je travaillais beaucoup les viandes mais cela ne m’empêche pas de faire très attention aux poissons : fraîcheur, qualité, cuissons.
Les voyages ont également été une source d’influence majeure pour votre cuisine. Et notamment le Japon ?
Quand j’ai commencé ce métier, je voulais déjà aller au Japon. Après mon premier voyage sur place avec un ami, pendant lequel j’ai passé douze jours, je voulais y vivre ! Comme ce n’est pas facile de s’installer sur place, les mentalités et les cultures sont très différentes, j’ai décidé d’y aller régulièrement, une ou deux fois par an.
J’organisais des repas à quatre mains ou des démonstrations ou simplement des voyages pour apprendre. J’ai ensuite rencontré un ami, Olivier Derenne, avec lequel on s’est dit qu’il serait intéressant d’importer certains produits japonais. Il a monté une société d’export. De mon côté, j’utilise dans ma cuisine ici à Paris les produits japonais dont j’ai besoin.
Ces touches japonaises se sont glissées naturellement dans votre cuisine ?
Totalement. J’ai intégré certaines façons de faire typiquement japonaises dans ma cuisine. Elles sont désormais mon empreinte. Ce n’est pas à outrance, il s’agit d’un travail sur les saveurs, sur les goûts. Je ne suis pas dans la reproduction de la cuisine japonaise.
On va d'ailleurs organiser un repas quatre-mains avec un chef japonais en juillet, ici, au Gabriel. J’y retournerai en mars 2017 pour ma part. Cela fait trop longtemps que je n’y suis pas allé !
Il y a des lieux que vous recommanderiez spécifiquement au Japon ?
J’adore Kyoto, la ville qui incarne vraiment le Japon, Tokyo également… Mais où que l’on aille au Japon, on mange bien. Dans un boui-boui comme dans un grand restaurant. Il y a un respect du produit et un sens du service extraordinaire. Ils vont au bout des choses. Quand vous mangez un tempura au Japon, c’est impossible d’en manger à nouveau en rentrant ici !
On a évoqué Bernard Pacaud et Alain Senderens. Est-ce qu'il y a également des chefs avec lesquels vous n’avez pas travaillé qui ont eu une influence sur votre travail ?
J’aurais rêvé de travailler avec Alain Chapel [chef français légendaire, figure emblématique de la Nouvelle Cuisine aux côtés de Paul Bocuse, Michel Guérard, les frères Troisgros ou Jacques Pic, NDLR] pour sa personnalité et sa capacité à se remettre en question permanente. Plus jeune, j’aurais aussi aimé travailler avec Ducasse ou Robuchon. C’est quelque chose qui aurait pu se faire. En 2005, quand j’ai quitté L’Ambroisie, j’ai rencontré Ducasse mais cela n’a pas abouti car il n’avait pas de poste de chef à me proposer. Et Robuchon, je crois que je n’ai jamais osé.
Si demain, il fallait que je me reconstruise, je ferais peut-être un peu de Ducasse ou de Robuchon.
Il y a peu de chance que cela se fasse maintenant…
Non, non mais on ne sait jamais dans la vie !
Sans que ce soit une source d'inspiration, est-ce qu'il y a des repas ou des chefs qui vous ont particulièrement marqués ?
J’adore L’Astrance, de Pascal Barbot. Plus jeune, c’était Alain Passard à L’Arpège. J’avais pris une leçon, comme chez Olivier Roellinger quand il a eu ses trois étoiles. Chez Lameloise aussi, c’était très bien. Ducasse, c’est toujours parfait…
Au Japon, j’ai également pris de grosses claques, plus qu’en France. Je me rappelle de repas dans des restaurants au Japon, comme Miyamasou à Kyoto [un ryokan traditionnel, à heure de route de Kyoto, NDLR] et à Tokyo une table qui venait d’obtenir deux étoiles. Une cuisine d’influence européenne exécutée parfaitement. Je me rappellerai à vie d’un foie de lotte, gel saké-soja et riz. C’était à tomber par terre, tout simplement incroyable.
Parmi les chefs qui trustent les classements internationaux comme René Redzepi chez Noma ou les frères Roca à Gérone, y-a-t ‘il des choses qui vous ont marquées ?
J’aimerais aller au Danemark, il faut vraiment que je fasse une virée à Copenhague pour voir ce qui se fait là-bas, ça m’intrigue. J’aimerais aussi goûter la cuisine d’Heston Blumental et d’autres chefs à Londres.
Y a-t-il des ingrédients en particulier que vos aimez travailler tout particulièrement ?
La coriandre pour les herbes. L’artichaut, un produit breton, que j’aime beaucoup. Et évidemment tous les produits japonais que je me réapproprie, l’idée n’étant pas de les travailler comme les Japonais le font. Le miso, les vinaigres de Sakura, saké, le moût de raisin, le moût de mirin… tout cela, je le travaille à ma manière.£
Est-ce que ces touches de saveurs japonaises déroutent vos clients ?
Oui mais dans les intitulés des plats, sur la carte, je ne le mentionne pas. Ce sont vraiment les goûts qui les intriguent. Ils ne sont pas influencés par ce qu’ils ont lu au préalable ou n’ont pas d’a priori. C’est le cas avec l’artichaut que l’on cuit à la chaux, qui ne ressemble pas du tout à un artichaut classique.
AUJOURD’HUI
Maintenant que vous atteint votre objectif – les deux étoiles – quels sont vos projets ?
Ne pas les perdre ! Il faut chercher à être encore meilleur. Ne pas seulement stabiliser mais toujours s’améliorer. Ce n’est pas un acquis, tout cela peut disparaître… Cela passe par la stabilité des équipes en cuisine et en salle mais surtout il faut avoir des plats qui sont encore meilleurs. Pas de demi-mesure, que du bon ! Et puis être constant. C’est fondamental à notre niveau.
À quel rythme changez-vous la carte ?
J’ai trop longtemps travaillé dans des maisons où tous les trimestres, il fallait changer de carte. Je ne veux plus imposer une telle rigidité. Il n’y a pas de règles. C’est la saisonnalité, l’inspiration et l’envie qui dictent la carte. Et quand j’en ai marre d’un plat, je l’enlève de la carte, c’est aussi simple que ça.
Il y a tout de même des plats signatures qui marquent la carte depuis votre arrivée ?
Le pigeon, le cabillaud, le saumon… Ce sont des recettes identitaires, des repères sur la carte. À côté de cela, il y a beaucoup de plats à changer.
Le mot de la fin ?
J’ai pu réaliser ce que j’ai fait grâce à mes équipes qui ont été solidaires dans le travail et dans la difficulté. On n’est pas seul en cuisine. On devient grand avec l’équipe. Il est important de savoir bien s’entourer, c’est un travail de fond au quotidien, gérer les egos de chacun, créer de la cohésion.