Les 50 chefs qui font Paris #11: rencontre avec Ryuji Teshima (Restaurant Pages)
Ne dites surtout pas à Ryuji Teshima qu’il est un chef japonais ! Passionné depuis toujours de gastronomie française, débarqué dans l’Hexagone à 26 ans, sans parler un traître mot de français mais avec l’objectif de se frotter aux brigades des grands restaurants étoilés, Ryuji Teshima se considère, à juste titre, comme un chef français.
Après avoir étudié la cuisine française dans son Japon natal, celui qui se fait appeler « Teshi » a débuté sa carrière française à Épernay en Champagne avant d’intégrer la prestigieuse brigade d’Alain Senderens chez Lucas Carton puis de côtoyer le boucher Hugo Desnoyer où il a perfectionné sa connaissance de la viande. Son passage chez Terroirs d’Avenir lui a ensuite permis de se familiariser avec les terroirs français et de connaître tout ce que le territoire compte de petits producteurs.
Depuis 2014 et suite à une longue période où il a vagabondé de restaurants en restaurants, d’un continent à l’autre, « Teshi » a posé ses valises dans le très sage 16ème arrondissement. C’est dans son intimiste restaurant « Pages » que nous retrouvons ce chef passionné, enthousiaste, volontiers enjoué malgré la masse de travail impressionnante qu’il abat pour amener sa cuisine au plus haut niveau. Ne croyez pas que l’obtention de sa première étoile en février 2016 est un aboutissement pour ce cuisiner obsédé par le détail. Cette étoile, vécue comme une récompense pour ses équipes, n’est qu’une étape dans sa quête de perfection. L’ambition du chef de Pages ? Offrir à ses clients une cuisine encore plus épurée et proposer une expérience toujours plus aboutie.
LES DÉBUTS
Yonder : Bonjour Ryuji Teshima. Revenons sur vos débuts. Quel moment identifiez-vous comme un déclic dans votre vie de cuisinier ?
Ryuji Teshima : Ma mère ne cuisinait pas très bien donc je mangeais très souvent au restaurant [Rires] ! C’est ce qui m’a donné envie de devenir moi-même cuisinier à l’âge de 18 ou 19 ans. Je ne me suis rendu compte que beaucoup plus tard à quel point le métier était dur.
Vous avez commencé votre apprentissage et votre carrière au Japon, le pays dont vous êtes originaire. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
Je viens de Kumamoto sur l'île de Kyūshū au Japon. C’est là que j’ai commencé à apprendre la cuisine française.
Vous n’aviez jamais fait de cuisine japonaise auparavant ?
Pas du tout, j’ai toujours fait de la cuisine française. Je n’étais jamais venu en France mais je voyais à la télévision les chefs français, avec leurs toques blanches, dans l’émission Iron Chef [une émission culinaire japonaise mythique des années 1990 où plusieurs chefs s’affrontaient lors de battles, NDLR]. J’ai commencé dans de petits restaurants français de Kumamoto. J’ai également appris la sommellerie pour perfectionner ma connaissance du vin.
Vous travaillez ensuite à Tokyo ?
J’ai débuté dans un restaurant où je n’aimais pas du tout la cuisine du chef ! Il recevait des produits tout faits au lieu de les faire maison. Je ne suis resté que quelques jours, ce n’était pas fait pour moi.
L’ARRIVÉE EN FRANCE
Et vous décidez donc de venir travailler en France à l’âge de 26 ans….
Plutôt que de chercher un nouveau poste à Tokyo, je choisis effectivement de venir en France. Je ne connaissais alors personne ici. J’ai envoyé mon CV dans tous les restaurants trois-étoiles : Alain Ducasse, Guy Savoy, Le Taillevent, Lucas Carton… C’est finalement un chef japonais qui m’a aidé à décrocher mon premier poste dans un restaurant français. C’était aux Berceaux à Épernay en Champagne, une table qui avait alors deux étoiles. Je ne parlais pas un mot de français à cette époque. Je communiquais avec le chef en faisant des signes !
Avez-vous eu des moments de doutes à cette époque ? Envie de rentrer au Japon ?
C’était dur, très dur mais j’ai persévéré et n’ai jamais renoncé. J’ai ensuite été accepté chez Lucas Carton à l’époque d’Alain Senderens.
Vous découvrez alors les grandes brigades des restaurants trois étoiles.
Oui, je ne savais pas ce que c’était avant. En arrivant au Lucas Carton, je me rends compte que c’est la guerre en cuisine [Rires] ! Mais c’était une belle expérience, avec beaucoup de gens passionnés et très motivés. J’ai beaucoup appris malgré la difficulté.
Vous enchaînez ensuite les expériences dans différents restaurants.
Après Lucas Carton, je n’ai officiellement plus de papiers pour rester en France mais je souhaite encore apprendre la cuisine française. Je décide donc de rester et d'enchaîner les expériences courtes et les postes de saisonniers dans une dizaine de restaurants, étoilés ou non.
Vous vous intéressez également de près aux produits.
Je fais en effet un apprentissage chez le boucher Hugo Desnoyer pendant près de quatre ans. Je travaille également chez Terroirs d’Avenir [un fournisseur installé rue du Nil à Paris, spécialisé dans l’approvisionnement auprès de petits producteurs réputés, NDLR] ce qui me permet de découvrir les différentes régions de France.
Je profite de ces voyages pour faire beaucoup de tables. Tout l’argent que je gagne, je le dépense dans les restaurants deux et trois étoilesn que je visite dès que je peux !
Vous avez également beaucoup voyagé à l’étranger durant cette période.
À New York, en Espagne, Los Angeles… tout en effectuant des stages dans de beaux restaurants, comme à In De Wulf, le restaurant de Kobe Desramaults en Belgique, un lieu magnifique. J’ai appris beaucoup de choses auprès de lui. Kobe, il est fou [Rires] !
L’OUVERTURE DE PAGES
Vous revenez à Paris en 2014 et ouvrez votre premier restaurant dans le 16ème arrondissement, Pages. Quelle est l’idée de Pages ?
L’idée, quand j’ouvre Pages, n’est pas de faire une cuisine ouverte mais au contraire, d’inviter les convives dans ma cuisine ! C’est très amusant pour moi de travailler de cette manière, de ne rien cacher aux clients.
J’ai été très inspiré par mon passage à New York. C'est une ville où il y a énormément d’énergie et de créativité. Cela m’a donné des idées pour la suite.
Comment définiriez-vous la cuisine que vous servez à Pages ?
Le respect du produit, du beau produit, avant tout. Je ne travaille qu’avec des petits producteurs passionnés que je connais bien, qui ont une histoire à raconter au-delà du produit en lui-même. Je ne travaille en revanche aucun produit japonais, mis à part du bœuf Wagyu en ce moment. C’est le seul produit qui vient du Japon que je cuisine ici.
Quelle influence a votre pays d’origine sur votre cuisine ?
Sur les dressage des assiettes et l’ambiance, je suis inspiré par le Japon. Mais je trouve ma cuisine trop proche de celle pratiquée par d’autres chefs japonais installés à Paris. Ma volonté est de faire évoluer ce que je propose vers quelque chose d’encore plus abouti. J’ai commencé à en parler mes équipes mais il s’agit d’un travail à long terme.
Le sens de l’épure est également une influence japonaise ?
Tout à fait, tout est dans le produit et la cuisson. Ni sauces, ni écume, ni assaisonnement... « Comment faire la meilleure cuisson ? » voilà la vraie question pour obtenir une cuisine brute, centrée sur l’essentiel. C’est la même démarche que pour faire des sushi, un plat minimaliste simplement composé de poisson et de riz.
En février 2016, vous avez obtenu une étoile Michelin. C’est une satisfaction pour vous ?
L’étoile Michelin est très, très importante. Pas tant pour moi que pour mes équipes qui travaillent beaucoup et ont besoin de l’étoile sur leurs CV. C’est également un bon moyen de garder la motivation et la passion intacte. J’ai vécu le gain de cette étoile comme un cadeau à mes équipes.
Vous voyez un impact de l’étoile sur votre clientèle ?
Le restaurant était déjà plein avant l’étoile, on a une clientèle d’habitués, des fidèles qui reviennent très régulièrement. Mais il faut désormais réserver plus tôt pour obtenir une table, la demande est plus forte qu’auparavant.
En 2015, vous avez également ouvert le 116, une annexe façon « izakaya » à votre restaurant gastronomique.
On travaille plus de produits japonais comme les grillades faites avec du charbon japonais et simplement servies avec du citron et du persil. Mais comme chez Pages, j’aimerais également faire évoluer la cuisine vers quelque chose d'encore plus brut, encore plus épuré. Il y a du travail – et besoin de ressources supplémentaires - pour arriver là où j’aimerais. Cela ne se fait pas en un jour…
INSPIRATIONS & INFLUENCES
Évoquons maintenant vos inspirations et influences. Quels chefs ont influencé votre travail ?
[Du tac au tac, NDLR] Michel Bras. J’ai envoyé plusieurs fois des CV chez lui car j’espérais travailler à ses côtés mais le restaurant était toujours complet. En revanche, j’y ai mangé à de très nombreuses reprises, et c’était toujours « waouh ».
Les voyages jouent-ils un rôle dans votre cuisine ?
Les voyages ont joué un rôle très important dans ma vie de cuisinier. Il est fondamental de toujours découvrir de nouvelles cuisines, de nouvelles idées pour s’inspirer.
Est-ce qu’il y a des repas chez vos confrères qui vont ont particulièrement marqué ou ému ?
Chez Atala, chez Dan Barber à Blue Hill at Stone Barns, chez Sergio Herman à Oud Sluis [restaurant fermé à la fin de l’année 2013]. Il y a aussi Chef’s Table at Brooklyn Fare à New York.
Pas de restaurants à Paris ?
[Rires]. En ce moment non. Mais j’ai de très bons souvenirs, il y a quelques années, de repas chez Pierre Gagnaire, à L’Astrance [le restaurant trois étoiles de Pascal Barbot, NDLR] ou à L’Arpège d’Alain Passard.
À l’inverse, est-ce qu’il y a des restaurants, où vous n’êtes encore jamais allé mais que vous aimeriez essayer ?
Ah oui ! Chez Fäviken, le restaurant de Magnus Nilsson dans le nord de la Suède. J’ai très envie d’y aller. Ça a l’air vraiment incroyable.
Est-ce que vous côtoyez vos confrères chefs japonais à Paris ?
On est amis et concurrents. Mais cela n’empêche pas une solidarité entre nous. Si on a un problème, on fait en sorte de s’aider.
AUJOURD’HUI
Quelles ambitions avez-vous pour Pages maintenant que vous avez obtenu une première étoile ?
Aller chercher une seconde étoile ! Il faut y penser dès maintenant, c’est impératif pour continuer à faire des progrès et s’améliorer sans cesse. Ma cuisine doit évoluer, elle doit être de plus en plus aboutie.
Est-ce que vous avez envie, à terme, de retourner au Japon ?
J’avais un projet en cours à Kumamoto au Japon mais avec le tremblement de terre récent, cela est annulé pour le moment. En revanche, j’aimerais faire en sorte de mieux valoriser le métier de cuisinier au Japon. Au Japon, le chef au Japon n’est pas respecté comme il peut l’être en France, où M. Ducasse est connu de tout le monde par exemple. C’est dommage.
Mais ma maison est à Paris quoi qu’il arrive. Je ne repartirai pas au Japon !
Le mot de la fin ?
Il y a une « mode » autour des chefs japonais à Paris mais ce n’est pas ce qui compte. Je travaille ici comme un chef français et je m’inscris dans l’histoire de la cuisine française, en essayant d’apporter modestement ma pierre à l’édifice. C’est très important pour moi de ne pas être perçu uniquement comme un chef japonais.
LES BONNES ADRESSES POUR MANGER JAPONAIS À PARIS
Pour conclure cet entretien, quelles adresses recommandez-vous à nos lecteurs pour manger japonais à Paris ?
OKUDA [7 rue de la Trémoille, Paris 8, NDLR] pour les sushis.