Bordeaux : on a goûté la cuisine de Pierre Gagnaire à La Grande Maison
Le pitch : l'arrivée du légendaire Pierre Gagnaire à Bordeaux
Il y a tout juste un an, la nouvelle tombait. Joël Robuchon, chef le plus étoilé au monde, quittait la Grande Maison. « L’équilibre économique n’est pas au rendez-vous » indiquait alors en toute transparence Bernard Magrez, « l’homme qui valait 40 châteaux » et propriétaire des lieux. L’obtention de deux étoiles dans Michelin 2016 n’aura pas été suffisante alors que le duo affichait clairement son ambition de décrocher le Graal gastronomique du Bibendum, les trois macarons, le plus rapidement possible. Dans la foulée de ce divorce à l'amiable, on apprenait que Pierre Gagnaire, autre figure légendaire de la gastronomie française, allait succéder à son aîné. Un choix qui « s’est imposé comme une évidence » pour le tycoon du vin, précisant tout de même que l’on ne « remplace » pas Robuchon. Il s’agissait donc de trouver une autre manière d’envisager le futur de cette table bordelaise d’exception.
Au cours de l’été dernier, l’iconoclaste chef multi-étoilé (une quinzaine de tables dans le monde), élu « plus grand chef étoilé du monde » par ses pairs en 2015, prenait donc les rênes de la Grande Maison. Après un passage sur place pour redéfinir le concept du restaurant et créer la carte, il positionnait sur place un fidèle. Le Breton Jean-Denis Le Bras, déjà une décennie passée dans la galaxie Gagnaire à diriger les cuisines du Sketch à Londres puis celle du Pierre à Hong-Kong où il décrocha deux étoiles aurait donc la responsabilité de faire tourner la boutique. Leur objectif commun ? Distiller la « cuisine d’émotions », véritable signature du chef, mais également assainir les finances de la Grande Maison. Rendre le restaurant plus accessible, notamment pour la clientèle locale. S’assurer de son remplissage au quotidien, et ce tout au long de l’année. Bref, en faire une affaire qui roule, gastronomiquement et économiquement parlant. Voilà pour le contexte.
Dans l’assiette
Pas besoin de goûter, un simple coup d’œil au menu nous permet de savoir que nous sommes ici chez Pierre Gagnaire. La carte est courte : quatre entrées, trois poissons, trois viandes. Et comme d'autres, elle met à l’honneur des intitulés simples et limpides, centrés sur le prouit : « Langoustine », « Truffe noire d’Aquitaine », « Sole », « Veau »…. Mais la description très détaillée de ce qui compose l’assiette et ses « satellites » (des petites assiettes accompagnant un plat majeur, un marqueur de la cuisine du chef) permettent en un instant de savoir où nous mettons les pieds.
Prenons ainsi l’exemple de l’entrée « PARFUM DE TERRE », décrite avec force détails :
- Cocotte d’aromatiques dans laquelle on fume quelques instants une raviole de foie gras de canard aux airelles
- marmelade de chou rouge au cassis.
- Cèpes confits, glace de graines de moutarde.
- Daïkon / betterave rouge / céleri-rave au vinaigre de mangue.
- Escargots façon bordelaise, laitue farcie d’oignon rouge ; moelle de bœuf et pain dentelle tartiné d’une purée d’ortie.
Cette entrée à l’énoncé, tout à la fois factuel et spectaculaire de par sa longueur et la complexité apparente du plat, contient à elle seule les éléments constitutifs de la cuisine de Pierre Gagnaire : le « foisonnement de gourmandise » (pour reprendre ses propres mots), l’opulence gastronomique, une capacité incessante à travailler des associations originales, l'intégration d'ingrédients rares (le vinaigre de mangue, la purée d’ortie…) sans oublier un ancrage local fort (le foie gras, les escargots à la bordelaise…).
Le menu dégustation, quant à lui, décline l’air du temps (en l’occurrence celui du printemps) à travers un format plus classique, en cinq ou sept services. Plus classique car la succession de plats ne s’accompagne pas des assiettes satellites virevoltant autour des fastueuses compositions de la carte. Pour autant, pas question pour Pierre Gagnaire et Jean-Denis Le Bras de mettre de côté la patte du chef. Ici, la subtilité des plats ne se construit plus de manière horizontale - par la multiplication des assiettes - mais de manière verticale, par l’empilement des goûts et des saveurs. Dans l’ouvrage de référence Un Principe d’émotions, Pierre Gagnaire s’accordait un « petit talent », celui « d’empiler, de faire des strates, de construire des sortes de millefeuilles où, même si les produits sont très identifiables, on peut dire qu’en quelque sorte [il] les dépasse. » On ne pouvait trouver meilleure illustration à cette idée que cette sublime « terrine de veau aux morilles, raviole de jaune d’œuf ; gras de seiche au curcuma, purée de piquillos », dernière incursion salée du menu dégustation de notre dîner. Pierre Gagnaire raille ces clients qui « prennent leurs lunettes, leur fourchette, et qui soulèvent, décomposent les éléments... » pour tenter de comprendre sa cuisine. Nous ne céderons donc pas à la tentation de vouloir décortiquer pour expliquer. Il n’y a d'ailleurs pas de questions à se poser. Pas plus qu'il n'y a d’analyse à apporter. La seule option ? Se laisser porter par la magie de du moment, jusqu’au feu d’artifice final, le« grand dessert Pierre Gagnaire » décliné à travers sept créations sucrées. Ultimes notes d’une partition époustouflante.
Dans la salle
L’arrivée de Pierre Gagnaire à la Grande Maison n’a pas changé la physionomie du restaurant, élégamment installé dans un hôtel particulier de la fin du XIXème mais tout de même, le nouveau patron des cuisines a mis son grain de sel dans le décor de la salle. Exit les épaisses tentures rouges qui laissent place à des rideaux blancs, plus lumineux (en journée), plus légers, moins pesants. Le lieu, qui n’en reste pas moins très cossu avec ses lustres Baccarat, sa moquette épaisse ou son escalier majestueux, se révèle être un écrin luxueux pour la cuisine du chef.
Le service
En un mot ? Élégant. Supervisé par un directeur de salle impérial, Julien Gardin (passé comme Jean-Denis Le Bras par le Pierre à Hong Kong), le service parvient à trouver le ton juste entre la retenue et le cérémonial d’une grande table, bourgeoise par essence, et la décontraction nécessaire à un moment de pur plaisir. Lors de notre passage, on ne pouvait d’ailleurs qu’être surpris par l’atmosphère conviviale qui régnait dans le restaurant, loin des clichés du « gastro » guindé et feutré à l’excès.
L’addition
Au dîner, menus dégustation en 5 ou 7 plats à 165 et 205€. Sélection du sommelier à 110€ pour l’accord mets-vins. À la carte, entrées de 65 à 95€, plats de 80 à 100€, desserts de 24 à 45€.
Addition beaucoup plus douce à l’heure du déjeuner puisqu’il est possible de s’attabler à La Grande Maison pour seulement 65€ (entrée, plat, dessert). Un menu dégustation condensé (4 plats dont le grand dessert) est également disponible le midi moyennant 125€.
Ce qu’il faut retenir
« On ne se fixe plus comme objectif le troisième macaron, mais simplement de garder les deux déjà acquis. « Après, c’est le Michelin qui voit », conclut Pierre Gagnaire, qui en a vu d’autres. » signait le chroniqueur gastronomique JP Géné (récemment disparu) dans les colonnes de M le magazine, quelques semaines seulement après l’arrivée à Bordeaux de Pierre Gagnaire. À n’en pas douter, et pour toutes les raisons citées ci-dessus (la cuisine exceptionnelle, le décor fastueux, le service d’une rare élégance sans oublier cette touche de « je ne sais quoi » distinguant les grandes tables de celles d’exception) cette Grande Maison a toutes les qualités pour devenir le premier trois-étoiles de la région. Nous y avons passé un moment mémorable, dans la catégorie des repas dont nous nous rappellerons très longtemps. Nous vous invitons désormais à faire de même.
La Grande Maison de Bernard Magrez
10 Rue Labottière
33000 Bordeaux
Ouvert du mercredi au dimanche, au déjeuner et au dîner. Réservation impérative.
Téléphone : +33 5 35 38 16 16
Site Web de La Grande Maison de Bernard Magrez