Les 50 chefs qui font Paris #19 : rencontre avec Stéphanie Le Quellec (La Scène)
Plus jeune, avant de s’installer pour de bon sur l’une des avenues les plus prestigieuses au monde et bien avant Top Chef, Stéphanie Le Quellec, passionnée de cuisine deuis toujours, se voyait tenir une maison traditionnelle en banlieue. « Deux en cuisine, deux en salle », à envoyer des « steaks au poivre et des filets de sole en brioche », du côté d’Enghien-les-Bains. Stéphanie Le Quellec n’est pas issue du sérail gastronomique. Elle n’est pas une « fille de ». Elle ne fréquentait pas les étoilés dès son plus jeune âge. Son succès actuel – étoilée neuf mois après son arrivée à La Scène, le restaurant gastronomique du célèbre hôtel de luxe Art Déco Prince de Galles, – elle l’attribue avant tout à son travail et à sa pugnacité. « Je suis une besogneuse, je crois que le travail paye dans ce métier » confie-t-elle. Modeste, elle ne mentionne pas qu’au-delà de sa ténacité, son talent est l'artisan incontestable des différents succès qui ont émaillé sa trajectoire : sa montée en puissance au sein de l’une des plus prestigieuses brigades au monde, celle de Philippe Legendre, époque trois-étoiles au Cinq voisin, son accession au poste de chef au luxueux resort de Terre Blanche, sous la houlette de Philippe Jourdin [Meilleur Ouvrier de France comme Philippe Legendre, NDLR] ou encore sa victoire lors de la saison 2 de Top Chef.
D’un pari perdu, Stéphanie Le Quellec a su transformer l’expérience télévisuelle en un formidable tremplin. Moins timide, plus sûre d’elle, concentrée sur « sa » cuisine plutôt que dans la reproduction de celle des autres, sa participation au show culinaire de M6 et sa rencontre avec le chef Jean-François Piège lui a-t-elle fait « gagner dix ans [de] carrière » comme l’avait suggéré Philippe Jourdin ? Impossible de savoir comment aurait évolué la jeune cheffe sans cette « étape de son apprentissage ». Si l’on ne peut refaire l’histoire, il peut être tenu pour acquis, et sans prendre trop de risques, d'affirmer qu’une belle carrière l’attendait, quoi qu'il arrive, Top Chef ou pas. Et attention, rappelez-vous bien que Stéphanie Le Quellec n’a « que » 35 ans. L’aventure est loin d’être terminée. Ce n’est même certainement qu’un début.
LES DÉBUTS DE STÉPHANIE LE QUELLEC
YONDER: Bonjour Stéphanie Le Quellec. Prenons quelques instants pour revenir sur vos débuts. Quel moment identifiez-vous comme un déclic dans votre vie de cuisinier ?
Stéphanie Le Quellec : la cuisine est d’abord une une évidence pour moi, depuis toute petite. La culture de la table, l’amour des bons produits, l’esprit de partage lors des grands repas familiaux, la gourmandise sont autant d’éléments qui m’ont amené vers la cuisine. D’ailleurs, enfant, je délaissais les poupées et la pâte à modeler pour faire des crêpes ou préparer des sablés.
Le véritable déclic ensuite est le jour des résultats du brevet. Alors que je m’orientais vers un cursus général, j’ai pris la décision à 14 ans de m’orienter vers la cuisine qui n’était ni un métier sexy, ni un métier facile pour les femmes. Mes parents m’ont soutenu dans cette voie. La rentrée à l’école hôtelière a ensuite été une révélation. J’étais dans mon élément.
La voie vers les restaurants étoilés et la haute gastronomie a été naturelle pour vous ?
C’est arrivé beaucoup plus tard. Je viens d’un milieu modeste où le fait d’aller au restaurant restait exceptionnel. Je me suis d’ailleurs attablée pour la première fois dans un restaurant étoilé à l’âge de 19 ans, à mon initiative.
Mes débuts se sont faits dans par des stages dans des maisons traditionnelles, dans un univers qui m’était familier. En arrivant au George V et en rencontrant Philippe Legendre et son col bleu-blanc-rouge [Philippe Legendre, Meilleur Ouvrier de France, fut le chef du restaurant gastronomique du Four Seasons George V de 1999 à 2008. Il obtient trois étoiles en trois ans, du jamais vu, NDLR], j’avais le sentiment de rencontrer une star de cinéma. La brigade de 80 personnes, la rigueur militaire, la recherche de la deuxième étoile, je vibrais. C’était une révélation.
En savoir plus sur La Scène de Stéphanie Le Quellec, désormais restaurant indépendant depuis sa fermeture au Prince de Galles (ouverture le 9 octobre 2019 au 32 avenue Matignon).
LE PARCOURS ET L’AVENTURE TOP CHEF
Vous quittez ensuite le George V en tant que chef de partie et rejoignez Terre Blanche, le resort provençal de Four Seasons ?
On avait avec mon mari, que j'ai rencontré au George V, un affect particulier avec la Provence. On est donc parti accompagner l’ouverture de l’hôtel sous l’enseigne Four Seasons. Le restaurant de Philippe Jourdin gagnera une première étoile puis une seconde en 2009 . Quand il s’en va en 2010, je prends la suite.
Puis il y a l’aventure Top Chef. Qu’est-ce qui vous motive alors à participer à l’émission ?
Un pari perdu ! À l’époque, je faisais des concours de cuisine. J’étais en finale des Étoiles de Mougins quand le casting de la saison 2 de Top Chef se préparait. Mon beau-père m’a mis au défi d’y aller contre une caisse de champagne. Je suis allée m’inscrire dès l’après-midi, pensant que je ne serai jamais retenue. Quinze jours plus tard, la production m’a rappelée. De fil en anguille, j’ai appris que j’avais été retenue pour la saison 2. Je me suis laissée quelques jours de réflexion car tout était parti d’un pari plus que d’une véritable envie. Puis finalement Philippe Jourdin m’a conseillé de le faire, me disant que « cela me ferait gagner dix ans sur ma carrière ». Il n’avait pas tout à fait tort.
Qu’est-ce que l’émission, que vous avez remportée, vous a apporté ?
Personnellement, cela m’a désinhibé. Je suis une ancienne timide et il a fallu surmonter cela, il n’y avait pas d’autres choix. Professionnellement, cela m’a appris à repousser mes limites. Il n’y a plus aucune situation pour laquelle je n’ai pas de solutions. Et la rencontre avec Jean-François Piège m’a beaucoup apporté. Il m’a aidé à trouver ma cuisine alors que j’étais encore très scolaire, à refaire du Jourdin ou du Legendre. Cela a été une étape de mon apprentissage, au même titre que mes autres expériences professionnelles.
Plutôt que d’ouvrir votre propre restaurant, comme le font de nombreux vainqueurs de Top Chef, vous retournez dans l’univers de la cuisine de palace. Pourquoi ?
Mon rêve était de devenir chef d’un palace ! Je pense être profondément un chef d’hôtel. J’aime l’idée de la polyvalence qu’implique la cuisine d’hôtel, du petit-déjeuner au burger du room service la nuit en passant par les services du restaurant. La cuisine ne se limite pas à la gastronomie, il existe de multiples terrains d’expression que l’on retrouve tous dans un hôtel. Ça me plaît beaucoup.
L’ARRIVÉE À LA SCÈNE DU PRINCE DE GALLES
Cela fait maintenant cinq ans que vous êtes arrivée au Prince de Galles. Quel bilan en tirez-vous ?
L’année de pré-ouverture est passée très vite. Les deux années suivantes ont permis de construire quelque chose, d’imprimer une marque. On est maintenant dans une phase de stabilisation avec l’idée d’ancrer une identité forte et de construire dans la durée. L’aventure au Prince de Galles est loin d’être finie !
Comment définiriez-vous votre style culinaire aujourd’hui ?
Je suis un chef classique. J’ai travaillé avec des chefs Meilleurs Ouvriers de France donc je suis profondément ancrée dans un univers traditionnel. J’essaie d’ailleurs de ne rentrer dans aucun courant de mode car je pense que c’est la clé pour durer. J’essaie ensuite d’apporter ma vision sur cette base classique : sincère, parfois brutale, avec des parti-pris forts, des goûts marqués, des saveurs concentrées. Et c’est une « cuisine cuisinée ». Je ne fais pas de cuisine d’association. Elle est au contraire mijotée et rôtie. En ça, elle se rattache aux bases classiques.
LA PLACE DES FEMMES DANS LA GASTRONOMIE
Les femmes sont rares dans le milieu de la gastronomie étoilée (moins d’une vingtaine de femmes étoilées en France, à peine cinq à Paris). Avez-vous un regard particulier à ce sujet ?
Honnêtement, non. Je ne crois pas que le sexe en tant que tel soit un problème en cuisine. Je ne me définis pas comme une féministe et je ne crois pas qu’il faille instaurer de quotas de femmes, c’est même une idée qui me dérange. Seul le travail doit payer. Et je pense que c’est le cas. Peu importe d’être un garçon ou une fille quand on est commis dans une brigade de trois-étoiles, ce sont les meilleurs qui se font remarquer et qui évoluent.
Les mentalités ont également évolué en faveur des femmes.
En effet, les méthodes sont plus souples, les mœurs se sont adoucies. On retrouve d’ailleurs maintenant de très nombreuses femmes dans l’univers de la pâtisserie. Les femmes composent presque la moitié de la brigade de Nicolas Paciello, notre chef-pâtissier. Si on arrive à la parité en cuisine, je serai très contente. Si ce n’est pas le cas, je ne serai pas triste pour autant. C’est un état de fait qui ne m’empêche pas de dormir.
INSPIRATIONS & INFLUENCES
Au-delà des chefs avec lesquels vous avez travaillé, êtes-vous marqué ou influencé par d’autres personnalités du monde de la cuisine ?
Jean-François Piège. Je n’ai pas travaillé avec lui, je l’ai simplement côtoyé dans Top Chef. C’est un monstre de culture, de technique, de savoir. Sa capacité à transformer ce savoir dans l’assiette avec énormément d’intelligence, d’émotion et d’intuition est impressionnante. Je suis également fan de chefs comme Pierre Gagnaire ou Alain Passard. Ce sont des géants d’élégance, de charisme, de sensibilité. Ce sont des poètes de la cuisine.
Avez-vous des souvenirs des repas particulièrement marquants ?
Chez Jean-François Piège, il se passe toujours quelque chose. Chez les non-étoilés, il y a Dersou ! J’ai tellement aimé que j’y suis retournée quinze jours plus tard. C’est une cuisine intuitive et spontanée capable de produire des plats grandioses. On mange sur un comptoir mais il y a une étoile dans l’assiette !
Est-ce que les voyages sont également une source d’inspiration pour vous ?
Bien entendu. Le pigeon à la carte est par exemple est un hommage à une pastilla de pigeon mangée à Marrakech pour les dix ans de mon fils. Les voyages sont une source d’émotions : les paysages, les odeurs, les rencontres… La quête d’un cuisinier est de reproduire une émotion vécue à un moment donné. C’est l’histoire éternelle de la Madeleine de Proust. Essayer de retranscrire l’émotion quand on déguste une huître dans le bassin d’Arcachon, les pieds dans l’eau avec Joël Dupuch [l’ostréiculteur aperçu dans Les Petits Mouchoirs de Guillaume Canet, NDLR], c’est compliqué.
Des restaurants où vous n’êtes encore jamais allé mais qui suscitent votre intérêt ?
Ultraviolet de Paul Pairet ! L’expérience a l’air incroyable. Et puis j’aime l’histoire du chef au projet auquel personne ne croit en France et qui finit par réussir à créer un restaurant où la Terre entière veut aller manger. Il y a une forme de justice, de revanche du travail qui me plaît. Et j’aimerais aller à L’Ambroisie [le restaurant trois-étoiles de Bernard Pacaud, place des Vosges, NDLR], qui est le seul trois-étoiles que je n’ai pas fait ici.
AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Comment vous envisagez votre futur à La Scène ? Avez-vous des objectifs particuliers ?
Je me sens très à l’aise avec ce qu’on a construit ici. J’aimerais consolider, puis aller chercher la deuxième étoile qui est un objectif. Le lieu, le concept, les équipes méritent qu’on essaie d’y aller en tout cas Pour autant, ce n’est pas une course de vitesse. On a eu la chance d’être étoilé en neuf mois. C’était il y a deux ans seulement, il ne faut pas l’oublier. Il n’y aurait rien de pire que de décrocher la seconde étoile et de la perdre ensuite.
Le mot de la fin ?
Cela fait cinq ans que je suis au Prince de Galles et cinq années que je n’ai absolument pas vu passées, c’est bon signe ! On se lance maintenant dans les cinq prochaines. Je suis très bien ici, mon aventure s’inscrit dans la durée, il y a encore un bout de chemin à faire.