Annecy : rencontre avec Laurent Petit, chef engagé et triplement étoilé
Les premiers stages et les premiers questionnements
Avant de diriger son premier restaurant à Briançon, puis de s’installer avec sa femme Martine à Annecy pour ouvrir Le Clos des Sens, Laurent Petit n’a travaillé nulle part, ou presque. Le plus long stage de sa vie d’apprenti cuisinier n'a duré que quatorze jours.
C’est un passage éclair auprès de Michel Guérard qui est le premier électrochoc, en 1984. Le gamin de vingt ans, qui ne savait pas ce qu’était une étoile Michelin, se retrouve soudainement au milieu d’une brigade de cuisiniers, au sein d’un établissement de prestige, face à des clients venant du monde entier pour goûter aux plats allégés de l'un des maîtres de la nouvelle cuisine. À ce moment déjà, l’admiration et l’ambition se mêlent au bon sens, à la remise en question et au goût de la contestation. Laurent Petit raconte : « Je n’ai jamais réussi à trouver la réponse : est-ce que c’était génial ou est-ce que c’était débile ? Comment était-ce possible qu’on vienne du monde entier pour manger là, dans ce coin perdu de France ? »
Même questionnement au sujet de ses pairs et de son propre avenir. « Je pensais qu’ils étaient tarés, ces jeunes cuisiniers, de foutre leur jeunesse en l’air… et en même temps, je trouvais que ce qu’ils accomplissaient était génial, prodigieux. J’étais complètement arraché entre ces deux sentiments ». C’est finalement l’émerveillement et le goût du travail qui prend le dessus. Laurent Petit, observateur, éclectique et curieux, multiplie les stages en cuisine et picore le meilleur de ce qu’il expérimente à droite et à gauche. Il retiendra la bienveillance de Gérard Boyer, l’amour que mettait Charles Barrier à faire son pain ou à fumer un saumon, la créativité débordante et déstructurée d’un Pierre Gagnaire à ses débuts. Il retiendra l’esprit d’équipe et l’insouciance quand chez Roger Vergé, la brigade lance un match de foot, la semaine du 15 août, avant un service de 180 couverts… Il emmagasine un vécu qui le construit. Les voyages forgent sa jeunesse.
Les rêves d’étoile(s)
À vingt-cing ans, un rêve se dessine : l’obtention d’une étoile au guide Michelin et « rien d’autre, absolument rien d’autre ». « La plus belle étoile, d’ailleurs, reste la première étoile » nous avouera Laurent Petit. Cette première étoile, il l’obtient en 2000 au Clos des Sens à Annecy-le-Vieux, à l’âge de trente-sept ans.
En 2007, c’est le deuxième macaron Michelin qui arrive. « Quand j’ai 2 étoiles, je me dis que la vie est belle, que l’on va profiter, surfer dessus, que c’est énorme ! C’est la grande différence entre mes amis René et Maxime Meilleur, que j’apprécie énormément et que je côtoie depuis ving-cing ans, et moi. Les deux cuisiniers de la Bouitte m’ont battu sur le timing (rires). J’obtiens la première et la deuxième étoile Michelin avant eux. Par contre, ils décrochent la troisième étoile quatre ans avant moi. Tout simplement parce que dès le lendemain de l'obtention de leur deuxième étoile, le père et le fils signent un pacte et se promettent d’aller chercher ensemble la troisième ! »
Après la deuxième étoile, Laurent Petit, lui, choisit de savourer. Et n’a pas forcément la volonté d’aller plus loin. Pourtant, une fois le succès digéré, il a su trouver sa voie à travers un engagement radical et une recherche de vérité qui met l’humain, l’écocitoyenneté, le bon sens et la raison au cœur du métier de cuisinier.
La grande interview de Laurent Petit
YONDER : Bonjour Laurent Petit et tout d’abord bravo pour votre troisième étoile Michelin. Ma première question est très simple : cette troisième étoile, qu'est-ce qu'elle change ?
Laurent Petit : Ça change qu’on connaît une arrivée massive de journalistes ! On en reçoit désormais un par jour. Tous les matins, je dois enfiler le costume !
Évidemment, on a bien compris qu’on a obtenu trois étoiles pour ce qu’on a fait, et pas pour ce que l’on va faire. J’ai bien l’intention de ne rien changer. Ni mon état d’esprit, ni ma façon d’être. Et puis il y a le coté « objectif atteint ». C’était une carotte qu’on s’était tous fixée. Depuis quatre ans, on travaillait dur sur le sujet, on martelait l’objectif aux équipes. Quand vous obtenez le cadeau de Noël, c’est génial, mais maintenant, Noël est passé. Et on fait quoi le lendemain de Noël ?
Bonne question ! Du coup, on fait quoi le lendemain de Noël ?
Je cherche la réponse ! On va essayer de construire une maison exemplaire à plusieurs titres, tout d’abord au titre éthique mais aussi au titre social, sociétal. J’aimerais qu’on dise de nous qu’on est un « trois-étoiles » serein et à part. Je voudrais qu’on devienne un exemple bien au-delà de la cuisine, dans la gestion du personnel, dans l’esprit familial… Le combat va être là. L’enjeu sera de stabiliser les équipes, d’en faire une vraie famille. Même si c’est déjà ce que l’on fait, il faut que cela transpire au delà des murs.
Vous évoquez l’éthique, qu’est ce que vous entendez par là exactement ?
L’éthique culinaire. J’espère devenir un exemple pour les jeunes, je veux donner du sens. Cette troisième étoile, selon moi, elle a vraiment du sens. Parce que ce sont trois étoiles obtenues avec des produits simples, de saison et de proximité : une tarte au chou, une racine d’endive, un champignon de Paris qui a été cueilli le matin dans la champignonnière. Voilà ce qu'est l’éthique culinaire.
On a les trois étoiles de la sincérité. C’est à dire qu’on a mené un véritable travail, en amont, de réflexion et de construction culinaire. C’est ma fierté, on va le répéter et j’espère qu’on va ouvrir des portes. Mon discours, c’est le territoire, c’est la micro-saisonnalité associée à la proximité. Ce discours de sincérité et du territoire adapté commence à exister chez les étoilés parce qu’ils sentent qu’il faut le faire transpirer. Mais il n’est pas toujours sincère.
À 50 ans, Laurent Petit fait son « cooking out »
Expliquez-nous comment vous en êtes arrivés là ?
Quand j’ai eu cinquante ans, j’avais deux étoiles au guide Michelin, je dirigeais trois restaurants, je gagnais très bien ma vie. J’étais content de mon avancée sociale, de ma jolie maison, de ne pas travailler le dimanche… mais je me suis interrogé. « Est-ce que tu donnes du sens à ta vie ? À travers le prisme de la gastronomie, à travers ton métier, quel sens donnes-tu à ta vie ? ».
J’avais un ami homosexuel. Le jour où il a fait son coming out, ça l’a libéré. Il s’est senti tellement mieux après. J’ai vécu sa transformation. Alors de mon côté, j’ai pris une décision d’homme et de civilité, j’ai fait mon « cooking out ». J’ai voulu appliquer une transparence terrible à mon propos culinaire. Ça avait un coté militant, c’était comme un réveil. J’avais cinquante ans, j’ai réalisé tout à coup qu’il ne me restait que dix ans pour donner du sens et m’exprimer.
Concrètement qu’avez-vous fait ?
J’ai pris un compas, une carte Michelin (rires) et j’ai tracé un cercle de 150 kilomètres de diamètre. J’ai défini mon territoire, j’ai cherché tous mes producteurs de saveurs à l’intérieur. Ça m’a d’ailleurs ouvert les yeux sur la Suisse, très proche. J’y achète pas mal de produits comme les lentilles, les agrumes, le sel des Mines de Bex, des cardons, des légumes… Le local, à l’époque, personne n’y croyait. Moi je suis allé à fond dedans. J’ai voulu aller au bout de la démarche.
Et là, surprise, j’ai découvert « le phénomène de la loupe ». J’ai restreint mon champ d’action culinaire et un nouvel univers s’est imposé à moi. Quand vous limitez géographiquement votre approvisionnement, c’est tout le champ des possibles qui s’ouvre. C’est comme quand vous regardez quelque chose avec une loupe. C’est très facile à comprendre : avec une loupe, on se met à voir une infinité de choses que l’on ne voyait pas avant. C’est ce que j’ai fait avec mon territoire.
« Il faut se faire violence »
La démarche s’est imposée facilement ?
Ce qui m’ennuie, c’est que la majorité des acteurs de la gastronomie française manquent quelque chose car ils n’ont pas ce propos-là. Ils ne savent pas à quel point il est passionnant et excitant de se lancer dans la démarche à 100%. Ils n’y croient pas. Les gens se bloquent le cerveau, ils s’interdisent une autre progression.
Il faut se faire violence, il faut se faire mal. Quand on sert un plat dont tout le monde dit qu'il est « délicieux ou magnifique… », il faut oser l’enlever. Je ne propose plus depuis des années de Saint-Jacques, de foie gras ou d’huîtres. Ces produits n’ont pas leur place à Annecy. Peu de chefs comprennent le bonheur que j’ai. Pourtant, je parie que dans dix ans, il n’y aura plus un étoilé qui fera autre chose que de la cuisine de territoire. Même Yannick Alléno, à Paris, avec son « terroir parisien », avait ouvert des portes. Mon pari maintenant, c’est d’arriver à faire comprendre aux autres cette démarche et ce bonheur que j’ai, c’est hyper excitant !
Qu’est ce qui est si excitant ?
C’est super excitant d’avoir réussi à inverser le processus, d’être parvenu à garder sa clientèle en lui disant qu’elle n’allait plus rien pouvoir commander dans mon restaurant, qu’on allait choisir pour elle.
Note de la rédaction : au Clos des Sens, il n’y a pas de carte, ni menus traditionnels mais seulement des menus carte blanche.
Ce processus, on l’inverse chez les producteurs. On dit au producteur : « tu me vends ce que tu as, on va se débrouiller, on fera des essais et on adaptera notre cuisine ». Chez moi, le pêcheur sait très bien qu’il me met ce qu’il veut. Hier j’ai été livré de tanches. Les tanches, on ne sait pas ce qu’on va en faire. À l’inverse, si un jour il fait une pêche miraculeuse de cent kilos de féra, il n’y a pas de problème, je dis « oui » à tout. Et on ne discute pas du prix. C’est la seule solution. Maintenant, j’ai envie d’aller jusqu’au militantisme.
Laurent Petit, artisan d'une cuisine lacustre et végétale
La signature « lacustre et végétale » de votre cuisine, d’où vient-elle ?
Le végétal est très important pour moi, il représente un champ d’expression incommensurable, beaucoup plus large que celui de la viande, par exemple. Le végétal, c’est la culture du vivant, c’est le quotidien. C’est ce qui nous ramène à la vie et nous dit que la vie est simple et tellement belle. Et puis, tuer des animaux… stop ! On tue soixante milliards d’animaux chaque année pour nourrir la planète alors stop, stop, stop… C’est un leurre, on n’a pas besoin de ça. Je n’ai plus aucun problème à proposer des menus « tout légumes » parce que le végétal est sans limite.
Concernant la cuisine lacustre, j’ai toujours cuisiné des poissons de lac. On a la chance d’avoir trois lacs magnifiques à proximité.
Votre « cooking out » a donné lieu à d’autres changements ?
Oui, pendant vingt ans, je ne sortais pas de ma cuisine. Je rasais les murs de ma maison. Tout d’un coup, j’ai décidé de faire cuisine ouverte. J’échange maintenant avec tous mes clients dans la transparence la plus totale, avec sincérité et honnêteté intellectuelle. Parfois on me traite de fou, on me reproche d’avoir pris tous les risques. J’avais une clientèle construite sur un schéma traditionnel de restaurant gastronomique deux-étoiles Michelin… Et d’un seul coup j’ai fait exploser ce schéma !
Et vous n’avez jamais connu de trou d’air ?
Non, c’est incroyable, tout n’a été qu’augmentation de chiffre d’affaires ! On a gardé notre clientèle, qui a trouvé plein de bon sens à notre démarche. Et une nouvelle clientèle est arrivée, pour goûter cette façon de valoriser le terroir local.
Le premier média qui dit que j’étais dans le vrai, c’est la revue culinaire 180°C. Il y a plus de trois ans déjà, les retombées ont été énormes, cela m’a amené une clientèle importante. C’est le plus beau papier que j’ai eu jusqu'à ce jour, le plus pertinent, le plus intelligent.
Imaginez que vous soyez un chef parisien. À partir d’aujourd’hui, vous faites quoi ?
Vous allez voir, je vais vous faire un plat autour du champignon de Paris. Je pense qu’il y a encore des champignons de Paris pas très loin de Paris, non ? Je bosserais le sujet, je n’irais certainement pas me fournir à Rungis. De Paris, on est très vite en banlieue. À cent kilomètres autour de Paris, ça m’étonnerait qu’il n’y ait pas tout ce qu’il faut de petits producteurs, de marchés et de fournisseurs de bons produits pour faire un grand restaurant.
L'ancrage local, nouvelle clé pour progresser au Michelin ?
La démarche est posée et dûment récompensée par la « Bible » des guides gastronomiques. Pour savoir si Laurent Petit est dans le vrai, il suffit de regarder attentivement la liste des nouveaux deux et trois-étoiles Michelin pour trouver la réponse.
Ces dernières années, à Annecy, Laurent Petit a créé son potager en permaculture (zéro pesticide) et il produit ses légumes, ses propres choux, ses herbes aromatiques et même des épices rares (variétés de poivres…). Mauro Colagreco, l’autre grand gagnant du Michelin 2019, a mené une démarche similaire avec plusieurs milliers de mètres carrés de plantations en terrasses à Menton et un recentrage de sa cuisine sur son terroir local. Il tire le meilleur du lait du dernier éleveur de la vallée de Sospel, des agneaux qui broutent les herbes sauvages des Alpes du Sud et de la pêche de petit bateau du port de Menton.
Christophe Hay l’un des cinq chefs à avoir glané une deuxième étoile Michelin cette année, ne cuisine que des denrées issues de son département : poissons de Loire, caviar, gibiers et bœuf wagyu de Sologne, légumes de son potager bio, lait de la ferme voisine, fleurs de pissenlit des champs jouxtant son village de Montlivault, miel de ses ruches…pour un résultat et des assiettes aussi détonantes que spectaculaires.
Tous les chefs lauréats en 2019 sont engagés. Tous veulent montrer qu’une autre voie est possible. Aujourd’hui, la planète s’essouffle. Chacun doit faire l’effort de consommer local et saisonnier, de limiter l’impact carbone des aliments, de privilégier une agriculture propre, de raisonner sa consommation de viande. Quelques chefs, sensibles et pleins de bon sens, l’ont compris et ouvrent la voie dans une exigence d’exemplarité. Laurent Petit fait partie de ceux-là.
Arrêter le foie gras en montagne, les Saint-Jacques en forêt ou les tomates et les asperges d’Espagne à Paris, c’est possible. Les restaurants gastronomiques des temps anciens privilégient encore le meilleur de produits ronflants à la carte, alignant le turbot après le saint-pierre et la sole, le ris de veau avant le filet de bœuf angus ou simmenthal.
À l’orée de 2020, les meilleurs restaurants du pays, dont font partie la Maison d‘A Côté, Mirazur ou le Clos des Sens, travaillent et creusent les notions de proximité associées à la micro-saisonnalité et la valorisation des denrées les plus ordinaires de leur territoire. Ils vont à l’essentiel dans l’assiette à l’aide de techniques parfaitement maîtrisées, d’associations inattendues et de saveurs franches et nettes. On assiste au retour de la simplicité dans l’assiette, couplée à la complexité et l’exigence sans compromis d’une recherche et d’une connaissance approfondie de son territoire.
Ce propos culinaire à un nom et Laurent Petit l’a trouvé. Bienvenue dans l’ère de la simplexité.